Contribution

Lettre ouverte au Président de la République, son excellence Macky Sall : Afin que le Musée des civilisations noires ne soit pas un « musée prédateur »

Monsieur le Président de la République,

Vous avez fait de la modernisation de la fonction publique un cheval de bataille. Vous avez dès le début de votre mandat lancé un audit biométrique des agents du service public. Vous avez organisé en avril 2016 un Forum de l’administration et vous avez engagé des réformes salutaires allant dans le sens de la rénovation de la fonction publique.

Monsieur le Président, vous avez nommé le 04 mars 2015, un Directeur du Musée des civilisations noires au Ministère de la culture et de la communication cumulativement à sa fonction de Directeur de l’Institut Fondamental d’Afrique Noire Cheikh Anta Diop, un Institut sous la tutelle du Ministère de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche.

Vous aurait-on fait croire, Monsieur le Président, que les deux institutions devaient nécessairement être dirigées par le même Directeur pour ne pas faillir à leurs missions ? Vous aurait-on donné l’assurance que cette pluriactivité ne déboucherait pas sur un conflit d’intérêt ? Vous aurait-on fait croire que l’on peut cumulativement être Directeur de deux institutions aussi importantes et chronophages sans manquer de rigueur dans quelques-unes de ses obligations ? Vous aurait-on certifié que le fonctionnement normal de l’Institut de recherche qu’il dirigeait avant d’être nommé Directeur du Musée des civilisations noires n’en serait pas affecté ? Vous aurait-on assuré que les intérêts de cet Institut ne seraient pas menacés ? Vous aurait-on fait croire que le Directeur du Musée des civilisations noires, n’utiliserait pas le personnel de l’IFAN Cheikh A. Diop pour des missions qui sont celles du Musée des civilisations noires ? Vous aurait-on certifié qu’il n’y aurait aucune entreprise déloyale d’enrôlement, au Musée des civilisations noires, d’une partie du personnel recruté et formé par l’IFAN Ch. A. Diop ?

Monsieur le Président, si la réponse à ces questions devait être « oui » nous serions au regret d’affirmer qu’il aurait été préférable de ne pas user de la prérogative constitutionnelle qui vous confère le pouvoir discrétionnaire de nommer aux fonctions civiles, pour exceptionnellement déroger à l’idéal de rupture qui est le vôtre; en l’occurrence : la primauté, sur toute autre considération, de la norme et de la déontologie administratives.

Monsieur le Président, les citoyens que nous sommes, soucieux du respect des institutions, quoiqu’ayant été inquiets de l’avenir de l’IFAN Cheikh A. Diop dès l’annonce de cette nomination, le 04 mars 2015, avions décidé de nous taire. Nous avions préféré nourrir des préjugés favorables quant à la capacité de notre réputée et expérimentée administration à trouver des balises permettant de contrôler d’éventuelles dérives. Et de mars 2015 à juin 2016, nous nous sommes tus, par égard pour la sacralité de l’Etat et de l’autorité qui l’incarne, même si les signes avant-coureurs d’une atteinte aux intérêts de l’IFAN Cheikh A. Diop n’ont cessé de se multiplier.

Monsieur le Président de la République, votre parcours politique, de « l’Assemblée au Palais », illustre que vous êtes remarquablement bien placé, pour savoir qu’il est des moments où le silence est lâcheté et absence de loyauté vis-à-vis de son pays ! Vous disiez d’ailleurs récemment, lors de votre allocution au Forum sur l’administration : « Ce n’est qu’autour de la vérité et de la franchise que s’engagent les ruptures nécessaires dans toute organisation ». C’est fort de cette belle exhortation que nous avons décidé, Monsieur le Président, de vous écrire pour vous dire, en toute franchise, que du fait de ce malencontreux cumul de fonctions, des menaces pèsent aujourd’hui sur le patrimoine d’un des plus vieux Instituts de recherche d’Afrique, sur le legs scientifique de Cheikh Anta Diop mais aussi sur la notoriété positive du Musée des civilisations noires. Et si l’on n’y prend garde, les conséquences seront irrémédiables pour l’Etat du Sénégal.

Monsieur le Président, à la question de savoir où est-ce que le Directeur du Musée des civilisations noires trouvera les collections qui garniront les salles d’expositions larges d’une superficie totale de plus 3000 mètres carrés, un communiqué de presse de la cellule de communication du Ministère de la Culture, en date du 21 janvier 2013, a répondu ceci : « Le ministre de la culture et l’ambassadeur de la République populaire de Chine ont visité le Musée Théodore Monod de l’IFAN qui dispose de plus de dix mille pièces dont certaines qui seront utilisées pour le futur Musée des civilisations noires ». Dans un article du journal Le Monde en date du 18 février 2016, la réponse est plus inquiétante puisqu’il y est dit que le Musée des civilisations noires « devra compter avec l’existant, c’est-à-dire la collection du musée de l’IFAN ». Ce que dit la cellule de communication du Ministère de la culture et ce que dit le journal Le Monde, le Secrétaire Général du SAES l’a affirmé en février 2016, non sans mettre en garde le Directeur de l’IFAN Cheikh A. Diop contre toute entreprise cavalière de transfèrement des collections, et aucun démenti ne l’a jusqu’ici contredit.

Pourtant à ce jour, ni l’Assemblée de l’IFAN Cheikh A. Diop, ni le Comité scientifique de l’IFAN Cheikh A. Diop, encore moins le Conseil d’Administration de l’IFAN Cheikh A. Diop, les trois premières instances institutionnelles, toutes au-dessus du Directeur, habilitées à émettre des décisions importantes relatives à sa gouvernance, n’ont été invitées à statuer sur cette demande exceptionnelle à tous les égards. Est-ce qu’il n’y a pas là, Monsieur le Président, des motifs légitimes d’inquiétude si l’on sait que votre gouvernement a réceptionné les clés du Musée des civilisations noires depuis janvier 2016 et annoncé que vous procéderez à son inauguration en novembre 2016 ?

Tout ne porte-t-il pas à croire que les collections de l’IFAN Cheikh A. Diop seront emportées à la hussarde ? Monsieur le Président, peut-on envisager, dans un cadre républicain normal, l’incongruité d’une situation où le Directeur du Musée des civilisations noires, adresse à lui-même, cumulativement Directeur de l’Institut Fondamental d’Afrique Noire Cheikh Anta Diop, une demande de convention portant sur le « prêt » des collections appartenant aux musées de l’IFAN Cheikh A. Diop ?

Monsieur le Président, un tel méli-mélo administratif fera non seulement tache mais il pourrait être préjudiciable à la recherche, nocif au patrimoine de l’IFAN et de l’Université de Dakar, néfaste au Musée des civilisations noires et in fine dommageable à la République du Sénégal !

Monsieur le Président, vous le savez pour avoir visité plusieurs fois le Musée Théodore Monod d’art africain, les collections de l’IFAN Cheikh A. Diop sont des objets muséaux de grande valeur et de véritables trésors qui fondent l’originalité et le prestige de l’université de Dakar ainsi que la renommée de l’Institut. Elles sont des objets d’inspiration et de création pour les artistes ainsi que des objets de production et de recherche qui présentent un grand intérêt pour la communauté scientifique nationale et internationale. Elles jouent par ailleurs le rôle d’interfaces efficaces entre la recherche et sa vulgarisation. Les collections n’en constituent pas moins d’importantes ressources pédagogiques pour l’enseignement. D’ailleurs, des milliers d’écoliers venus de tout le Sénégal font chaque année la découverte des collections de l’IFAN Cheikh A. Diop et repartent avec un tout autre rapport avec les notions de patrimoine, de musée, de mémoire, de recherche et avec un attachement plus fort au parrain de l’Institut. Les collections de l’IFAN Cheikh A. Diop sont donc pour nos enfants des instruments féconds d’apprentissage. Pour toutes ces raisons, le transfert de tout ou partie de ces collections sans concertation, sans un audit rigoureux et exhaustif des pièces, sans l’adoption d’une convention équitable entre les parties prenantes, sans l’assurance que les protocoles en matière de « prêt » d’objets muséaux seront méticuleusement suivis, sans enfin un respect scrupuleux des procédures administratives, serait à notre sens inadmissible.

Le Musée des civilisations noires ne sortirait pas non plus indemne d’une telle situation. Aujourd’hui le monde muséal a changé. Il est bien loin le temps où des intellectuels, des universitaires, des artistes cloîtrés dans la contemplation visitaient des musées sans se poser des questions sur la provenance et la méthode de collecte des objets qu’ils découvrent. De nos jours, les stratégies prédatrices d’acquisition – dépossession des communautés, des universités de leurs biens culturels – font l’objet de dénonciations dans les milieux professionnels. Ainsi, certains musées réputés « cannibales », pour reprendre leur jargon, ont une réputation souillée qui en éloigne les experts et autres spécialistes qui rechignent à collaborer avec des détrousseurs de biens culturels. C’est vous dire, Monsieur le Président, qu’une muséalisation qui dévore les principes éthiques d’acquisition des collections n’a pas d’avenir !

Monsieur le Président, quelle image donnerait de lui l’Etat du Sénégal en agissant, au 21e siècle, comme les colons et explorateurs des siècles passés pour qui, à partir du moment où leur gouvernement possédait un droit de propriété sur des territoires, arrachaient les biens culturels qui les intéressaient, sans aucune forme de concertation avec les concernés ?

Monsieur le Président, la décision qui est espérée du Premier Protecteur des Arts et des Lettres, est d’empêcher que l’irréparable ne se produise en exigeant sur la base d’un audit rigoureux, qu’une Convention de prêt de collections, entre l’IFAN Cheikh A. Diop et le Musée des civilisations noires, soucieuse de l’éthique, de l’équité et de l’orthopraxie administrative soit approuvée par les organes institutionnels de l’IFAN Cheikh A. Diop (l’Assemblée de l’IFAN Cheikh A. Diop, le Comité scientifique de l’IFAN Cheikh A. Diop et le Conseil d’Administration de l’IFAN Cheikh A. Diop), puis réexaminée et ratifiée par votre gouvernement.

Veuillez recevoir, Monsieur le Président de la République, l’expression de notre très haute considération.

 

Abdoulaye KEITA, maître de recherche,

Mathieu GUEYE, maître de recherche,

Alla MANGA, maître assistant de recherche,

Mouhamed Abdallah LY, maître assistant de recherche,

à l’Institut Fondamental d’Afrique Noire Cheikh Anta Diop (UCAD).

 

 

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