Alassane Ouattara a-t-il seulement parlé « une ou deux fois » à l’ancien procureur de la Coup pénale internationale (CPI) Luis Moreno Ocampo, comme il l’a indiqué lundi matin sur RFI ? En Côte d’Ivoire, cette déclaration suscite la polémique. Car les deux hommes se sont en réalité rencontrés plusieurs fois, notamment à propos du dossier Laurent Gbagbo, et les échanges entre les autorités ivoiriennes et la CPI ont été nombreux. Eclairage.
Dans un entretien à RFI, le président ivoirien Alassane Ouattara, a assuré, lundi 11 février au matin, qu’il ne connaissait « pratiquement pas » l’ancien procureur de la Cour pénale internationale, Luis Moreno Ocampo. Il précisait l’avoir « eu au téléphone une ou deux fois ».
► Réécoutez l’entretien accordé par Alassane Ouattara à RFI
Alassane Ouattara et Luis Moreno Ocampo se sont pourtant bien rencontrés, à plusieurs reprises. Par exemple le 26 novembre 2011, quatre jours avant le transfèrement de Laurent Gbagbo à La Haye. Selon une enquête de Mediapart et de l’European Investigative Collaboration publiée en octobre 2017, la présidence ivoirienne avait contacté l’un des responsables de la division de coopération du bureau du procureur, et proposé un rendez-vous soit à Bruxelles, le 22 novembre, (« apero offert by the President to the Prosecutor », lit-on dans une note interne de la Cour), soit le 26 novembre à Paris, où Alassane Ouattara dispose d’une résidence. Selon un compte-rendu de l’employé de la Cour, le président ivoirien souhaitait connaître les suites du dossier, et « savoir quels messages il peut délivrer aux diplomates qu’il va rencontrer à Bruxelles ». Le procureur et le chef d’Etat se sont finalement rencontrés à Paris le 26 novembre, à 11 h 30. Ce jour-là, avait rapporté L’Express, les deux hommes évoqueront le transfèrement de Laurent Gbagbo à La Haye. Dans l’après-midi, Luis Moreno Ocampo devait aussi rencontrer un responsable de la direction Afrique du quai d’Orsay, Stéphane Gompertz, à son hôtel, rue Montalembert à Paris. Quatre jours plus tard, le 30 novembre, Laurent Gbagbo comparaissait devant le tribunal de Korhogo, au nord de la Côte d’Ivoire, où il était détenu depuis son arrestation en avril 2011. Le mandat d’arrêt de la CPI lui était alors notifié. Puis, l’ex-président était conduit par Martin Kouakou Fofié jusqu’à l’aéroport, avant d’être embarqué dans l’avion présidentiel pour les Pays-Bas.
Nombreux contacts
Au cours de la crise, entre décembre 2010 et avril 2011, plusieurs contacts, le plus souvent indirects, ont eu lieu entre Alassane Ouattara, le Quai d’Orsay et les services du procureur, lorsque ce n’était pas le procureur lui-même, comme l’attestent de nombreux échanges d’e-mails et de documents. Son bureau était en liaison constante avec Béatrice Le Fraper, alors conseillère de la délégation française à New York et ancienne directrice de cabinet de Luis Moreno Ocampo. Ainsi, lors de l’arrestation de Laurent Gbagbo à la résidence présidentielle à Abidjan, le 11 avril 2011, Stéphane Gompertz, avait adressé un courriel à plusieurs responsables du Quai d’Orsay et de l’Elysée, expliquant que « le procureur souhaite que Ouattara ne relâche pas Gb », Laurent Gbagbo. Que le procureur réclame la coopération d’un Etat pour l’arrestation d’un suspect n’est pas en soi douteux. Mais il n’a, à l’époque, aucun mandat pour enquêter, et n’a bien sûr émis aucun mandat d’arrêt. La Côte d’Ivoire n’est alors pas membre de la Cour. Elle en a accepté la compétence, dans une déclaration soumise par Laurent Gbagbo en son temps, puis par Alassane Ouattara en décembre 2010. Une telle déclaration ne permet pas au procureur d’enquêter de son propre chef. Il doit au préalable en demander l’autorisation aux juges. C’est le circuit légal, mais en cherchant un autre mode de saisine – d’autres Etats membres de la Cour par exemple –, le procureur argentin aurait voulu échapper au contrôle judiciaire, plus lent et incertain. Il s’y résigne finalement et dépose une requête en juin 2011. En octobre, il obtient le feu vert des juges pour enquêter. Douze jours plus tard, Alassane Ouattara et Luis Moreno Ocampo se rencontrent à Abidjan, dans la résidence privée du chef de l’Etat, comme le montre la photo en haut de cet article, toujours disponible sur le portail officiel du gouvernement de Côte d’Ivoire.
Circonscrire les enquêtes du procureur
Plus tôt durant la crise, les questions de compétences de la Cour sont, justement, au cœur de nombreux échanges. A la tête de la Côte d’Ivoire, Laurent Gbagbo avait, en 2003, reconnu la compétence de la Cour pour des crimes commis depuis la tentative de coup d’Etat de septembre 2002. Mais elle pourrait embarrasser son successeur. En décembre 2010, tout en validant la « reconnaissance » de son prédécesseur, Alassane Ouattara transmet une nouvelle demande à la Cour, pour réclamer l’ouverture d’une enquête sur les crimes commis depuis mars 2004, qui incluait le conflit entre la France et la Côte d’Ivoire. Transmis en toute confidentialité au bureau du procureur, le document était néanmoins envoyé à Béatrice Le Fraper, comme le montrent les documents de Mediapart. Finalement, en mai 2011, Alassane Ouattara signait une nouvelle reconnaissance de la Cour, cette fois beaucoup plus précise, dans laquelle il pouvait circonscrire la marge de manœuvre du procureur aux crimes de 2010 et 2011. Mais les très nombreux échanges sur les circuits légaux permettant de faire entrer la CPI dans la crise ivoirienne n’auront servi à rien. A La Haye, les juges tranchent : ils prennent en compte la première « reconnaissance » de la Côte d’Ivoire pour affirmer que la Cour est compétente pour enquêter sur les crimes commis depuis septembre 2002.
Les tribunaux ivoiriens compétents
Dans sa « reconnaissance » de mai 2011, Alassane Ouattara insistait, par ailleurs, sur le fait que la Cour n’intervient qu’en dernier recours. La CPI ne peut en effet s’emparer d’une affaire que si l’Etat n’a pas les moyens ou la volonté politique de poursuivre les auteurs présumés devant ses propres tribunaux. C’est sur cette base qu’Alassane Ouattara refusera de livrer Simone Gbagbo à La Haye. Les autorités ivoiriennes assurent que les juridictions nationales peuvent désormais juger les auteurs des crimes de la crise de 2010-2011, malgré l’avis contraire de la CPI. La procureure Fatou Bensouda, qui avait promis de poursuivre les deux camps impliqués dans la crise, affirme d’ailleurs poursuivre son enquête. En février 2013, la Côte d’Ivoire a ratifié le traité de la CPI, désormais compétente pour enquêter sur tous les crimes commis dans le pays depuis cette date. Tout au long de l’enquête contre Laurent Gbagbo, la Côte d’Ivoire a fourni au procureur témoins et documents. La Cour a bien sûr besoin de la coopération des Etats, notamment pour se rendre sur les sites de crimes, mais elle n’a pas préservé ses distances avec la Côte d’Ivoire, qui aura fourni l’essentiel du dossier. Au cours de l’affaire Gbagbo, en 2012, les avocats de la Côte d’Ivoire avaient demandé à être partie au procès, mais avaient été déboutés par les juges. Pour Jean-Paul Benoit, l’avocat de la Côte d’Ivoire et de son président, c’est « un statut absurde ». Oubliant que la crise ivoirienne opposait les deux protagonistes de la présidentielle de 2010, Laurent Gbagbo et Alassane Ouattara, il estime qu’en tant qu’Etat, la Côte d’Ivoire aurait dû être présente dans le prétoire de La Haye et reproche à la procureure Fatou Bensouda d’avoir été « trop prudente » et « trop absente ». Quant à son prédécesseur, Luis Moreno Ocampo, il estime qu’il s’agissait d’« un politique mondain, toujours heureux de rencontrer des chefs d’Etat ». Quinze jours avant la fin de son mandat, en juin 2012, le procureur de la CPI était venu faire ses adieux au chef d’Etat ivoirien. Au cours de cette affaire, Luis Moreno Ocampo et Alassane Ouattara ne se seront donc pas seulement parlé « une à deux fois » au téléphone.
De son côté, la présidence de la République de Côte d’Ivoire apporte cette précision : « Quand le président a indiqué qu’il » ne connaissait pratiquement pas Ocampo « , il sous-entendait qu’il ne le connaissait pratiquement pas avant le début des poursuites contre Laurent Gbgabo. D’où l’usage de l’imparfait. »
Rfi