Qui a dit que l’esclavage a été aboli ? Nos forces vives ont été, pendant des siècles, transplantées dans un cynique commerce triangulaire et quand les négriers ont vu que c’en était trop, ils ont décidé que l’esclavage était un crime contre l’humanité. L’esclavage est donc contraire à la dignité humaine : mais l’est-il plus que la spirale infernale dans laquelle nous enchaine la dette ? Sinon, comment expliquer qu’entre 1982 et 1998, les pays du Sud aient remboursé quatre fois le montant de leurs dettes ? Comment expliquer cette arnaque qui consiste à déprécier le prix des matières premières au moment même où le service de la dette devient plusieurs fois plus important que la dette elle-même ?
Hier c’était des hommes contre de la pacotille, et aujourd’hui la Banque mondiale, le FMI et les marchés financiers tiennent en otage nos économies qui sont devenues des espaces de fructification des capitaux étrangers. Il est temps que le problème de la dette devienne le principal cheval de bataille des organisations de la société civile et même de l’opposition politique dans notre pays. Il n’est plus question de laisser un régime hypothéquer l’avenir et la liberté de notre pays en contractant une dette qu’il sait parfaitement ne pas pouvoir honorer et qui plombe tous les sacrifices consentis par les citoyens sénégalais.
On ne dit pas aux Sénégalais la vérité sur la dette : l’Afrique subsaharienne dépense quatre fois plus pour rembourser sa dette que pour toutes ses dépenses de santé et d’éducation. A ce rythme, il n’est pas exagéré de dire que nous nous endettons pour ne jamais nous affranchir de la spirale de la dette. Quand un pays dépense, pour rembourser sa dette, quatre fois plus que pour les secteurs de l’éducation et de la santé, c’est qu’il n’a aucune vision du développement.
C’est l’éducation de qualité qui est la clef du développement ; et sans un service de santé de qualité il n’y a pas non plus de bras valides pour amorcer le développement. Des infrastructures et des investissements du type TER, Diamnadio, etc. ne pourront jamais changer les hommes. Seule l’éducation peut les changer en façonnant leurs aptitudes et en les transformant en vecteurs ou acteurs efficaces de développement. Pendant que le taux d’endettement du Sénégal est l’un des plus élevés dans la sous-région (60% en 2016) le déficit ou l’absence d’investissement sérieux dans les domaines de la santé et de l’éducation montre que notre pays s’endette davantage pour des projets politiques que pour de véritables chantiers de développement. La preuve nous est donnée par le déficit d’approvisionnement en eau dans la région de Dakar, Thiès et surtout à Touba où à l’occasion du Magal des quartiers entiers sont restés plusieurs jour sans eau. Il était plus judicieux de résoudre les problèmes d’eau et d’assainissement à Touba que de s’aventurer dans une autorité dont l’impact économique est plus que douteux.
La générosité sournoise est le terme approprié pour qualifier l’aide au développement que les pays du Nord brandissent comme preuve de leur altruisme. Car il est établi que le tiers-monde rembourse chaque année plus de 200 milliards de $, alors que l’aide publique au développement ne dépasse guère 45 milliards de $ par an. Les pays du Sud sont donc devenus la vache à lait qui nourrit les pays du Nord et ce, doublement : d’abord parce que le prix des matières premières dépend de l’arbitraire des grandes puissances, ensuite parce que le service de la dette entretient leurs économies.
L’exemple du Sénégal est très illustratif du caractère aliénant de la dette telle qu’elle est structurée aujourd’hui. Si l’on en croit M. Loayza, économiste du bureau de Dakar de la Banque mondiale, une comparaison entre la dette et les revenus de l’État montre que celle-ci se situe autour du 10 % des revenus de l’État. Les autorités ne communiquent pas assez dans le sens d’expliquer comment la dette publique a continué de croître et pourquoi le service de la dette devrait augmenter, de 24% des recettes de l’État en 2014 à 30% en 2017 ?
La vérité est que le gouvernement est obligé de payer la dette au lieu d’utiliser cet argent dans le financement des infrastructures de base comme les routes, les hôpitaux, les écoles, etc. C’est curieux d’ailleurs de constater que malgré le rapport étriqué entre la dette et les revenus de l’État, ce dernier se permette des amnisties fiscales qui frisent la corruption déguisée. On comprend aisément pourquoi le gouvernement de Macky Sall est radicalement incapable de respecter les engagements pris auprès des syndicats d’enseignants et de ceux des agents de la santé. Les travailleurs sont aujourd’hui asphyxiés par une conjoncture jamais vécue dans l’histoire du pays depuis les ajustements sous Diouf.
Pire, si l’on en croit l’économiste du bureau de la banque mondiale à Dakar, l’autre danger que risque le Sénégal est lié à la structure de la dette : « 40 % de la dette est en dollar. La monnaie du Sénégal est le Franc Cfa et il est lié à l’Euro. Donc, si le dollar bouge, on ne peut pas se couvrir avec cette dette. Si le dollar augmente, le coût de la dette augmente. Il y a beaucoup de risques sur cette dette ». Les économistes, les politiques et les acteurs de la société civile doivent se battre pour sécuriser la dette en l’affranchissant des fluctuations du dollar ou en l’arrimant sur une monnaie commune forte. C’est une question de vie ou de mort : l’Afrique ne peut pas se développer avec la structure actuelle de la dette.
Il faut dire d’ailleurs que la problématique de la dette est souvent faussée par les enjeux politiques, et ce n’est pas un hasard si le Fonds monétaire international (FMI) a récemment affirmé que le Congo-Brazzaville lui avait caché une partie de sa dette publique lors de leurs discussions bilatérales en vue de parvenir à un programme d’aide et de réformes. Si cette pratique existe là-bas, rien ne nous garantit qu’elle n’a pas cours chez nous. Mais même si nous faisons confiance aux autorités gouvernementales sur l’étendue de la dette publique, elle reste un grave problème pour notre pays.
D’ailleurs, par-delà son langage diplomatique, la Banque mondiale a tenu à faire remarquer qu’il ne sert à rien de construire des routes si personne n’emprunte celles-ci (je pense au TER et à ILA TOUBA) ; que c’est strictement inutile de produire de l’électricité s’il n’y a pas d’industries pour la consommer ; et que l’investissement public est inefficient s’il n’est pas soutenu par une réaction significative de l’investissement privé. A ce rythme, notre pays risque de devenir la propriété des bailleurs, et tous efforts de développement seront désormais des efforts de remboursement de la dette. C’est bien de cela qu’il s’agit !
Les autorités gouvernementales prétendent qu’il n’y a pas lieu de s’alarmer car l’agence de notation Moody’s a procédé au rehaussement de la notation du crédit souverain du Sénégal qui passe de B1 positif à Ba3 avec une perspective stable. Mais Moody’s maintient que le niveau de la dette reste élevé, même s’il peut décroître dans les prochaines années à condition qu’il y ait une réduction continue du déficit et des perspectives de croissance stables. Or le Sénégal n’est pas à l’abri de mauvaises surprises : une mauvaise campagne agricole, des lendemains électoraux troubles, un réchauffement du climat social suffisent pour infléchir gravement la croissance.
Il est temps dans ce pays que le peuple soit associé à la problématique de la dette : elle inhibe nos efforts de développement et met en péril l’avenir des générations futures. Il est temps que la nature et l’étendue des investissements de l’État fassent l’objet d’une délibération citoyenne. Il est temps qu’à la place d’un monologue sur le processus électoral qu’il y’ait une véritable discussion sur les graves problèmes économiques auxquels nous sommes exposés par une vision populiste, conjoncturelle et folklorique de la politique.
Alassane K. KITANE
Professeur au Lycée Serigne Ahmadou Ndack Seck de Thiès
SG du Mouvement citoyen LABEL-Sénégal