Pourquoi les masses paysannes sont-elles chaque année plus pauvres, plus endettées?
L’une des causes est à chercher dans la manière dont les subventions versées par l’Etat au bénéfice de ces populations sont détournées par un groupuscule d’individus appelées opérateurs semenciers, qui se sont scandaleusement enrichis en détournant le système, à mesure que la misérabilisation des masses paysannes décuplait.
Après une enquête exhaustive auprès des organismes paysans et de certains gros producteurs, mais aussi d’opérateurs semenciers de moindre envergure disséminés sur tout le territoire national, il ressort de mes investigations qu’ils sont principalement une douzaine, bénéficiaires de quotas censés fournir chaque année des semences de qualité aux producteurs agricoles.
Ces personnes se partagent annuellement entre 30 à 40 milliards, si on y inclut la zone de la vallée avec les producteurs rizicoles.
Ils sont riches, ils sont puissants, ils ont un lobby si influent que tout régime qui cherche à mettre fin à leurs deals y laisse des plumes, et certains hauts responsables sont tombés en disgrâce pour avoir eu le toupet de prêter attention à leurs business.
Ils sont protégés par des chefs religieux acquis à leur cause, ils ont des lobbyistes très persuasifs qui les défendent et sont leurs premiers avocats auprès des médias.
Certains parmi eux ont réussi à infiltrer tous les régimes politiques qui se sont installés au Sénégal.
Ce sont des multimilliardaires qui se donnent les moyens d’influencer le système et de défendre leurs pains, contre les intérêts des paysans, et de l’agriculture sénégalaise.
Ainsi à Kaffrine, M. Maodo Sarr est devenu un apériste bon teint, il siège au CESE après avoir été sénateur sous Me Wade. A Tivaouane, le puissant Modou Fall règne en roi de l’arachide et a ses entrées partout. Il suffit de se rendre dans son domaine pour avoir une idée de la puissance de feu du monsieur. A Diourbel, règne en maitre absolu Cheikh Bara Gueye, prospère homme d’affaires couru de tous pour sa prodigalité. C’est un multimilliardaire confirmé. Maire de sa commune, en même temps. En atomes crochus avec tous les régimes, naturellement.
Le modus operandi de la plupart des opérateurs semenciers est simple. A titre d’illustration prenons juste un exemple :
Si par exemple l’Etat fixe le prix d’une spéculation comme le niébé à 600 F le Kilo et subventionne à hauteur de 70 % au profit du paysan, ce dernier doit payer 180 Francs à l’opérateur. Les 420 francs CFA sont versés directement à ce dernier, par l’Etat. Cette subvention est normalement faite au paysan, pourtant.
A titre d’illustration toujours, prenons concrètement l’exemple de M. Diallo, opérateur semencier. Il a un quota pour fournir 100 tonnes de niébé aux paysans de karrkarr, dont Ngor Sarr.
Pour aider M. Diallo à réaliser sa campagne la CNCAS lui verse un crédit à 8% sur présentation de son attestation de bénéficiaire de quota.
Il est naturellement prévu des points de vente où les paysans devront venir s’approvisionner. Ces points de vente n’existent souvent que symboliquement. Où n’y sont déposés que des échantillons pour meubler la galerie, en parfaite connivence avec la commission chargée de la supervision de la vente, avec l’opérateur semencier.
Ngor Sarr, pauvre paysan dont la récolte est presqu’épuisée et qui arrive difficilement à survivre, vers les mois de mai-juin rencontre M. Diallo qui a reçu entre temps l’avance accordée par la CNCAS.
Monsieur Diallo lui tient ce langage : « Tu as besoin d’une tonne de niébé. Je n’ai pas de semences, mon parent esclave. Cependant, tu peux signer une facture d’achat pour une tonne de semences de niébé. En échange, je te donne 50 mille francs CFA et on est quitte. »
Ngor Sarr, qui tire le diable par la queue, accepte et signe sans broncher. Il a besoin de cet argent pour survivre.
- Diallo s’en va tout heureux. En effet, sa tonne de niébé qu’il vient de vendre, il n’a pas dépensé un franc pour l’acheter. Les 50 000 francs CFA qu’il a donnés à Ngor Sarr ne viennent pas de sa poche. Ils sont tirés de l’avance reçue de la CNCAS. Et cerise sur le gâteau, il sera remboursé par l’Etat !
Pour 50 000 francs CFA dépensés, il encaisse auprès de l’Etat la subvention à hauteur de 70%, soit 420 000 f CFA moins les 50 000 francs CFA versés à Ngor Sarr, soit un bénéfice net de 370 000 f CFA !
Voilà comment sont orchestrés des deals à grande échelle qui permettent le détournement chaque année des 30 à 40 milliards versés par l’Etat au titre de subventions pour les semences.
Les conséquences sont terribles. Car toutes les semences sont subventionnées. Du mil à l’arachide, en passant par le riz, le niébé, et d’autres spéculations.
Les paysans obligés malgré tout de cultiver vont ensuite aller s’endetter auprès des institutions de micro finance à des taux exorbitants pour acheter à prix coûtant des semences sur les marchés parallèles. A la fin de l’hivernage, ils remboursent difficilement leurs crédits et replongent dans un cycle infernal de pauvreté jusqu’ à la prochaine campagne agricole, et le passage de M. Diallo à une période où les vivres de soudure sont épuisés, avec sa fameuse proposition qui soulage pour quelques mois encore !
L’Etat perd chaque année de l’argent, et enrichit des personnes qui aujourd’hui sont si riches qu’elles peuvent faire basculer un régime politique.
Pire, il est clair qu’avec ce système scandaleux, la reconstitution du capital semencier pour certaines spéculations ne sera jamais une réalité concrète. Ne parlons alors pas de semences certifiées.
C’est que la gestion des semences par les opérateurs semenciers est une gestion virtuelle, le montant des subventions versées par l’Etat ne correspond pas au volume réel des semences effectivement écoulées par ces opérateurs, en conséquence, les statistiques sur la production agricole sont biaisés. Et les paysans complices de leur propre exploitation ne peuvent piper mot.
D’ailleurs, des gros producteurs sont aussi victimes de ce deal de la part de certains opérateurs qui sont attributaires de quotas dit grands producteurs. Ces gros producteurs ainsi que les petits paysans sont tous lésés par ce système.
Et le Sénégal tout entier est mis en danger par leurs pratiques : imaginons un instant la catastrophe qu’il y aurait si les paysans et les gros producteurs choisissaient dans leur écrasante majorité d’encaisser l’argent des opérateurs, et ne pas chercher à acquérir des semences pour cultiver !
La plupart de ces opérateurs semenciers sont des acteurs politiques majeurs et leur engagement explique sans doute le gentleman agreement qui les lie aux autorités politiques, surtout qu’ils sont de généreux bienfaiteurs qui n’hésitent jamais à financer les activités politiques de leur patelin, en plus du ndigueul des chefs religieux qui sont acquis à leur cause.
Le développement de l’agriculture est donc une question d’organisation. L’Etat a les moyens de mettre fin à tous les deals qui grèvent le système, et empêchent un décollage du secteur qui chaque année est englué dans les mêmes travers.
Malgré les montants cumulés faramineusement élevés versés par l’Etat, notre agriculture ne nourrit pas ses paysans. Malgré l’effort sans cesse marqué de nos pouvoirs publics, en termes d’intrants, d’équipements divers, elle est toujours archaïque, comme sclérosée.
Il y a trop de lourdeurs qui plombent le décollage du secteur en effet, et je n’aurais de cesse d’appeler au secours, pour la reprise en main de l’agriculture, car aucun pays ne s’est développé en sautant une des étapes de la marche vers l’émergence.
Et en l’espèce, la première marche que doit gravir un pays sur la voie du développement est l’autosuffisance alimentaire. Indépendance alimentaire, d’abord.
Produire ce qu’on mange. Transformer nos produits agricoles, créer de la plus value. Première étape vers l’industrialisation.
La Chine géant économique du troisième millénaire a commencé d’abord par régler ses problèmes d’auto-suffisance alimentaire. Quand les chinois ont enfin mangé à leur faim, sa santé a été améliorée, l’Education et la formation ont suivi. Aujourd’hui la Chine est un géant aux pieds d’acier.
Pour développer l’agriculture, commençons donc par le commencement : mettre fin aux deals des semences.
Cissé Kane NDAO
Président A.DE.R