Etre libre de circuler, reste à prouver. Une déclaration, des poignées de mains, des sourires et des signatures. Une fois de plus, les applaudissement tonnent dans la grande salle de l’Union Africaine. Le nouveau-né des résolutions bureaucratiques : le passeport. En premier lieu ce titre officiel sera un privilège dont bénéficieront les chefs d’état ainsi que les hauts responsables, puis les gens d’affaires.
Eventuellement, en 2020, ce document permettant de se déplacer sans visa à travers toute l’étendue du continent, et de résider dans le pays de son choix pour une période de 30 jours, sera à la disposition des Africaines et des Africains. Ledit passeport fait partie des mesures engagées pour consolider l’Agenda 2063 de l’intégration africaine. L’image est belle, trop belle; surtout vue d’en bas.
Avez-vous déjà rêvé de partir chercher fortune sous d’autres cieux, de voyager pour découvrir, et vous découvrir par la même occasion ? Combien de fois avez-vous voyagé par la route, traversé plusieurs pays au sein d’une même union régionale ? Libre de circuler ? C’est une évidence sur papier, en réalité des conditions onéreuses et officieuses s’appliquent, précarité oblige.
Dans une économie où l’informel est la règle, il existe un autre passeport africain qui promet l’intégration : l’argent liquide. Ces quelques billets de banque que l’on glisse subrepticement parmi les pièces d’identité pour acheter la bonne humeur des interlocuteurs qui jalonnent les routes.
Comment se déroulent les opérations de ‘’ libre-circulation ‘’ ? Il vous faut un ticket d’autobus qui vous permettra de maintenir une place certaine lors des divers changements de véhicule le long du voyage, en principe.
En réalité, à chaque changement de bus, vous devez assister les conducteurs et leurs réseaux dans leur collecte d’obscurs ‘’ frais de barrage ‘‘. Les montants des frais étant déterminés en fonction du nombre de bagage que vous transportez.
Si vous êtes un commerçant transportant des marchandises, bon courage; la facture sera salée… Puis aux divers passages de contrôle et de sécurité; dans le cas de figure où vos papiers seraient indubitablement en règle, il y aura un tarif à payer, puis vous passerez. Au cas où vos papiers ne seraient pas en règle, vous aurez droit à quelques froncements d’yeux, quelques commentaires déplacés, un tarif à payer, puis vous passerez. Au cas où vous n’auriez pas de papiers, vous serez mis à l’écart, menacé d’être renvoyé vers votre lieu de provenance, dans certains cas la menace passera même à exécution ( sauf si vous avez des propositions conciliantes ), puis après une longue attente intimidante, une série de remontrances, un tarif spécial à payer, puis vous passerez ! La pauvreté ne connait pas de frontières.
La précarité des conditions de vie caractérisent les choix et les comportements des migrants; ainsi que ceux des ‘’ passeurs assermentés ‘’ qui ouvrent et ferment les points de passage. Chacun fait ce qu’il peut, négocie du mieux qu’il peut, afin d’être à l’abri du besoin. Dans un continent où près des trois-quarts du milliard d’habitants frôlent quotidiennement le seuil de pauvreté extrême, 1,08 dollars, soit près de 500 Fcfa par jour; nul besoin de théorie experte pour comprendre les choix de survie qui s’imposent.
Pour beaucoup d’Africains, technocrates comme cireurs de chaussures, opportunistes, indécis ou engagés; les frontières demeurent un véritable casse-tête. Les principaux tracés des frontières à l’intérieur des terres africaines sont les dignes héritiers de la fameuse Conférence de Berlin (1884-1885) durant laquelle les grandes puissances du capitalisme industriel entrèrent en compétition, (la révolution technique des années 1850 – 1860 aidant), et divisèrent le continent de façon chirurgicale, afin de gagner des accès préférentiels.
L’Afrique ‘’ dépourvue d’industrie ‘’ offrait de formidables débouchés mercantiles, des aires d’influence et des terrains d’exploitation minière. Lorsque la question de l’unité africaine fut posée en 1963, à la naissance de l’Organisation de l’Unité Africaine (OUA); le principe de l’intangibilité des frontières fut adopté, consacrant par le fait même la victoire du groupe de Monrovia, majoritaire, qui s’était positionné à partir de 1961 en faveur d’une approche progressive de l’intégration continentale.
Ironiquement, Cheikh Anta Diop affirmait déjà dans son chapitre III sur ‘’ l’unité politique et le fédéralisme ‘’, tiré de ‘’ Les fondements économiques et culturels d’un état fédéral d’Afrique noire ‘’, (Présence Africaine,1960): ‘’ Il faut cesser de tromper les masses par des rafistolages mineurs et accomplir l’acte qui consomme la rupture avec les faux ensembles ( communauté, Commonwealth, Eurafrique) sans lendemain historique. Il faut faire basculer définitivement l’Afrique Noire sur la pente de son destin fédéral. On ne peut pas ménager la chèvre et le chou … ‘’.
Nous pourrions même extrapoler l’analyse, faisant mention du fait que les cultures africaines préconisaient depuis longtemps déjà des formes et des protocoles diplomatiques traditionnelles brisant les frontières sociales, à l’instar du cousinage à plaisanterie, qui permettait par l’humour et la flatterie de tisser des liens transfrontaliers, ou encore les équivalences patronymiques qui permettaient d’intégrer une communauté que l’on visitait.
Citons aussi les facilités de communication provenant des grands ensembles linguistiques. Par exemple, il n’est pas rare de rencontrer un Africain du Mali parlant le Bambara avec un Africain de la Guinée parlant le Malinké, et un Africain du Sénégal parlant le Socé… Trois pays certes, mais un passeport commun: la culture. Tout compte fait, le passeport africain est la forme institutionnelle et révisée d’un rapport de proximité qui est partagé par un grand nombre d’Africaines et d’Africains depuis des siècles.
Interrogations majeures cependant: Le passeport de l’Union Africaine, qui deviendra le passeport africain lorsque les pays l’institueront; résoudra-t-il des symptômes ou des causes ?
A une échelle nationale, en tant que citoyen, membre à part entière de la République et de sa société civile; dans quelle mesure un passeport africain serait-il nécessaire ? Les Africains partageront-ils véritablement un destin commun ?
Pour répondre, il existe l’option de franchir les frontières institutionnelles et de littéralement démocratiser les questions d’état afin d’inviter les Africain(e)s et les Africains à prendre part au débat et à en reformuler les maitre-mots. Il s’agit de réfléchir collectivement, avec lucidité et abnégation, à l’idée même d’AFRIQUE, et au sens que présupposeraient les notions d’identité, de communauté, de tradition, d’avenir, d’histoire, d’intérêt national, de scène internationale, dans un système-monde en mutation quasi-intégrale, et tournant à très grande vitesse.
Peut-être même beaucoup plus rapidement qu’on ne le croirait … Le passeport Africain serait il un processus évoluant en avance ou en retard sur la courbe historique de l’Afrique contemporaine ?
Aujourd’hui, le romantisme imprègne les discours nouveaux sur l’avenir du continent et de ses peuples. A une époque il a fallu nous civiliser, aujourd’hui on s’empresse de nous courtiser. Trop beau pour être vrai ? A vous de juger. De l’Afrique des famines et des enfants-soldats, des autocraties sévères, de la spirale enivrante de l’endettement public et des restructurations néolibérales, désormais on parle de l’Afrique émergente, l’Afrique terre promise des investissements et des convoitises géostratégiques. Le curseur passe du désespoir et des catastrophes humanitaires, à l’éloge d’un futur brillant; presque comme par magie.
A l’heure de l’intelligence économique, de la nouvelle géographie; la concurrence pour un accès privilégié aux ressources africaines est toujours en vigueur. Le positionnement stratégique (militaire, commercial …) sur le continent s’inscrit dans la logique de la course à la pôle position afin de mieux bénéficier des avantages de la ‘’redécouverte’’ du continent Africain, et de sa croissance économique aux allures miraculeuses. En parallèle nous assistons à la naissance d’une nouvelle classe moyenne dont les exigences et les habitudes de consommation connaissent des transformations non-négligeables.
L’âge moyen de l’Africain d’aujourd’hui est de 19 ans; ce qui fait de l’Afrique le continent le plus jeune en termes démographiques, à la fois réservoir de forces vives et marché à fort potentiel économique, capable d’infléchir dans un sens comme dans l’autre, l’économie mondiale. L’exemple de l’explosion des télécommunications et des activités numériques de ces deux dernières décennies décrit fidèlement cette réalité. Quant au monde rural, les possibilités de révolution agro-industrielle sont multiples, à la condition d’actualiser de façon plus radicale les politiques de planification publique et de coopération portant sur les relations entre les villes et les régions intérieures. A travers le continent les innovations conceptuelles, les incubateurs d’entreprises; l’audace tout simplement, vient rafraichir la jeunesse.
Tout compte fait, dans un système-monde multipolaire où l’économique, le politique, le social, le technique et le culturel ne connaissent plus de frontières, les idées africaines ‘’ nouvelles ‘’ voyagent dans le numérique et le réel, créant le long de leur sillage, une nouvelle culture commune qui défient les standards préétablis. Dans ce contexte, le passeport africain souligne une évidence incontournable: En Afrique, aujourd’hui plus que jamais, la facilitation de la libre circulation des personnes, des capitaux, des biens et services est cruciale dans l’aventure pour la prospérité individuelle, et de facto, collective.
Dans son acception commune, le passeport africain est une initiative issue des grands conciliabules de Kigali tenus lors de ce XXVIIe sommet de l’Union Africaine. Mais si l’on se permettait une perspective plus élargie, on constaterait qu’aux vues des transformations de la division internationale du travail, des transformations des chaines de valeurs industrielles, des écosystèmes socioéconomiques africains, des métamorphoses culturelles, et surtout de la place de l’Afrique dans le monde d’aujourd’hui; le passeport africain s’impose de lui-même.
Ce droit de circuler à travers le continent, et de résider sur la terre de son choix pour au moins 30 jours est en réalité l’un des reflets des grandes mutations de la mondialisation. Il sera obsolète d’ici peu, il faudra innover, toujours innover, toujours oser. Ceci étant dit, timidement, au-delà de du passeport continental, la question dont le sens gagnerait à être réinventé est celle de la citoyenneté africaine. A l’étudier avec plus d’attention, on pourrait discrètement entrevoir le thème d’un gouvernement fédéral africain éventuel, ou encore d’une souveraineté supranationale; pointer à l’horizon… à suivre
Djiby Ndiaye Gaynde, un citoyen qui s’interroge
gaynde1930@yahoo.com
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