Le Sénégal a une très longue tradition de politique de décentralisation et de gestion municipale. Déjà, en 1873, le pays comptait 04 communes de plein exercice: Saint-Louis, Dakar, Gorée et Rufisque. En 1903, 20 « communes mixtes » ont été créées avec, la fonction de maire qui était assurée par un administrateur municipal nommé par le pouvoir central.
Le processus de réformes s’intensifiera au fil du temps et se renforcera en 1972 (création de la communauté rurale) ; puis en 1996 avec la consécration de la politique de régionalisation (la région érigée en niveau de collectivités locales) qui évoluera pour aboutir en 2013, à l’Acte 3 de la décentralisation qui introduit la communalisation intégrale et la participation citoyenne, entre autres révolutions.
Toutes ces étapes franchies montrent, la grande volonté affichée par les différentes autorités qui se sont succédé à promouvoir la gestion locale, manifestée par le transfert d’un certain nombre (09) important de compétences.
En ce 3ème millénaire où le Sénégal a célébré plus d’un demi-siècle d’existence et arrive à un tournant de son évolution, il est plus que nécessaire d’interroger la structure de base constituant le pivot ou le fer de lance de ce développement qui doit être impulsé au niveau local : la commune. Est-elle porteuse de progrès dans sa configuration, structuration, niveau de fonctionnement actuel ?
Vouloir répondre intégralement à une question aussi ouverte, à travers les quelques lignes d’une modeste contribution, relèverait d’une prétention débordante mais, des pistes de réflexion pourraient être dégagées. Certes, la production intellectuelle est intense en ce sens, mais cette réflexion-ci s’inspire de la réalité, d’expériences vécues en tant qu’acteur (cadre municipal puis conseiller municipal) et non de notes de lecture et résultats de recherche.
Ce vécu dans des communes de la banlieue dakaroise a permis d’établir un certain nombre d’observations sur des motifs, situations, formes d’organisation, pratiques très ancrées qui constituent des boulets que traînent les communes leur empêchant, ainsi, de tenir, correctement, la place qui devait être leur sienne dans l’impulsion du développement local.
Ces éléments identifiés peuvent s’énumérer, succinctement, comme suit :
- l’obsolescence des nomenclatures budgétaires en cours où les dépenses allouées au fonctionnement grèvent l’essentiel du budget,
- les difficultés à recouvrer le budget du fait d’écueils internes (personnel et logistique) et externes (lenteurs et blocage au niveau du trésor pour procéder aux divers paiements de mandats),
- des prévisions budgétaires pas réalistes du fait d’un recouvrement hypothétique;
- la faiblesse des ressources budgétaires pour faire face à des problèmes urgents tels que l’éclairage public et ceux liés à la santé, à l’éducation, au social,
- la faiblesse ou l’insuffisance d’une démarche intercommunale où la ville (plus dépourvue même que les communes) viendrait en appoint aux communes satellites,
- un personnel municipal pléthorique et grevant les maigres ressources budgétaires et peu performantes;
- un personnel technique faible en nombre et capacités, en sus de manquer de logistique,
- un manque ou une faiblesse de liens entre les quartiers et le conseil municipal,
- un déséquilibre dans la représentation des quartiers et zones au niveau du conseil municipal ;
- des conseillers municipaux pas suffisamment outillés pour donner toutes les orientations nécessaires aptes à favoriser un développement local durable,
- des conseillers municipaux plus préoccupés par la sauvegarde des intérêts de leur camp qu’un développement harmonieux et durable de leur territoire communal;
- des maires aux prérogatives et compétences débordantes à telle enseigne qu’ils soient, véritablement, les seuls capables à donner les orientations finales.
- des habitudes de gouvernance très ancrées et, souvent à l’antipode d’une gestion transparente et efficiente;
- des faiblesses ou carences notoires dans le management municipal;
- des limites ou incapacités à asseoir une gestion municipale claire, conséquente, transparente et efficiente;
- des gestions non basées sur une planification urbaine et une bonne organisation et méthode;
- une gestion plus axée sur la gestion du social, de secours à des personnes, d’appui à des manifestations, de subventions à certaines associations qu’à une approche digne d’une gestion de la cité;
- une gestion classique digne des balbutiements des communes sénégalaises ;
- des compétences transférées difficilement exercées ;
- un manque de synergie et de solidarité entre des communes partageant la même subdivision administrative, en termes de ville;
- un découpage territorial désavantageux et déséquilibré entre communes partageant un même département ou région (cas de la commune de Médina Gounass et de la ville de Guédiawaye).
Certainement, la liste pourrait être encore rallongée mais les limites d’un tel écrit, forcent à se limiter.
Malgré tout, à la lecture de tous ces dérèglements, on pourrait, légitimement, nous demander si la commune, dans sa configuration actuelle, pourrait, réellement, aider à faire gagner le pari de la décentralisation ou du développement des territoires à partir de la base ?
Même si le pessimisme est interdit ; toutefois reconnaissons que la situation est loin d’être reluisante et porteuse d’espoir pour rendre effectif un développement « du local au national ». A moins que des correctifs, allant dans le sens d’une meilleure opérationnalité de cette politique, puissent être apportés par les pouvoirs publics, dans les meilleurs délais.
En effet, il s’agira certainement pour les décideurs d’afficher une volonté politique axée sur :
v la révision du mode d’élection des Maires (suffrage universel direct au lieu de indirect) ;
v la définition d’un profil pour le Maire (personne très déterminante dans la bonne marche de la municipalité) ;
v la révision du mode de choix du conseiller municipal : faire en sorte que les quartiers composant la commune puissent élire leurs représentants au sein du conseil municipal ;
v la révision des nomenclatures budgétaires des communes qui accordent plus de crédits aux dépenses de fonctionnement, cabinet du Maire qu’à l’investissement ;
v la réforme du mode de recrutement du personnel administratif et technique pour amoindrir ou décourager l’approche basée sur la satisfaction de la clientèle politique ;
v la prise de mesures incitatives pour attirer le personnel cadre d’un certain niveau d’expertise vers les municipalités ;
v la mise en place de services techniques forts par la mutualisation des moyens avec la création de communautés d’agglomération, urbaine ou de communes ;
v le redécoupage territorial qui s’appuierait sur des paramètres objectifs (géographie, histoire, sociologie, économie…) que des considérations politiciennes ;
v une dotation en ressources budgétaires satisfaisantes pour permettre l’exercice correct des compétences transférées (par exemple réfléchir sur la création de taxes sur des secteurs productifs à transférer aux fonds de soutien des collectivités locales) ;
v la mise en place un système de péréquation pour soutenir les communes aux faibles ressources et désavantagées par le découpage territorial (par exemple dans la région de Dakar les taxes perçues sur les grands équipements comme le port, l’aéroport, les grands centres de services et les industries pourraient être redistribuées à toutes les communes suivant une clé de répartition bien définie ;
v la réforme de l’unité des caisses au niveau du trésor pour surmonter les difficultés de décaissement auxquels sont confrontées, souvent, les communes au niveau des services de la perception municipale ;
v la création davantage de synergie dans les interventions des services de l’Etat et des partenaires techniques et financiers dans les territoires communaux, en mettant les municipalités au centre et non en les considérant comme des faire-valoir ;
v un exercice correct des compétences transférées, essentiellement, par les communes et non les services de l’Etat central.
Si des réformes de ce type et d’autres allant dans le sens de faire mieux assumer aux communes leurs missions assignées par la politique de décentralisation sont enclenchées, la gestion de proximité ne ressemblerait plus à des leurres, ni à une « patate chaude » transférée à des élus locaux ressemblant plus à des figurants ou figurines ou marionnettes qu’à des acteurs délibérant pour imprimer la bonne marche à leurs collectivités locales. La gestion et le développement local pourraient ne plus être de vains concepts. Egalement, la participation citoyenne trouvera tout son sens et un environnement favorable pour sa mise en œuvre.
Les manquements, insuffisances et dérives constatés dans la quasi-totalité des communes sénégalaises ainsi que la conscience citoyenne de plus en plus élevée devraient obliger les pouvoirs publics à accélérer les réformes, en consolidant les acquis et en rejetant les pratiques ne reposant sur aucune base favorable à la promotion d’un développement local durable.
Mamadou Dieng