« La dette c’est encore le néo-colonialisme ou les colonialistes qui se sont transformés en « assistants techniques ». En fait, nous devrions dire en assassins techniques. Et ce sont eux qui nous ont proposé des sources de financement, des « bailleurs de fonds ». Un terme que l’on emploie chaque jour comme s’il y avait des hommes dont le « bâillement » suffirait à créer le développement chez d’autres. Ces bailleurs de fonds nous ont été conseillés, recommandés. On nous a présenté des dossiers et des montages financiers alléchants. Nous nous sommes endettés pour cinquante ans, soixante ans et même plus. C’est-à-dire que l’on nous a amenés à compromettre nos peuples pendant cinquante ans et plus. » Sankara
La colonisation économique de la France
Les entreprises françaises font de bonnes affaires, et même de très bonnes affaires, en Afrique de l’Ouest et au Sénégal plus particulièrement : Eiffage est le concessionnaire de la première autoroute à péage du pays qui relie le centre de la capitale Dakar au nouvel aéroport international Blaise Diagne et la seconde ville du pays Thiès ; Bolloré est le concessionnaire du port de Dakar ; Alstom a déjà livré les trames du Train Express Régional qui reliera Dakar, sa banlieue et l’aéroport international Blaise Diagne; Auchan a depuis plus d’une année commençait à déployer un réseau de grandes surfaces qui pénètrent les principaux quartiers chics et populaires de Dakar ; Suez est en phase de rafler le contrat d’affermage relatif à la gestion de l’hydraulique urbaine et périurbaine, Total a reçu en mai 2017 la licence de prospection et d’exploitation des blocs de pétrole et de gaz les plus prometteurs du pays. Et il ne s’agit là que des plus gros succès de l’entreprise française au Sénégal ces dernières années durant la Présidence de Macky Sall.
Mais si l’entreprise et la diplomatie économique et politique française peuvent se féliciter de ces succès, il faut noter qu’il s’agit là principalement de succès dans le court terme et, qu’en toute évidence, la France risque de perdre la bataille stratégique et morale au Sénégal, notamment chez les jeunes, les classes moyennes et populaires.
La première critique adressée par les sociétés africaines aux entreprises et à la diplomatie française est qu’elles incitent les gouvernements africains, et participent directement, au non-respect des règles de bonne gouvernance, de concurrence et d’égalité des chances de toutes les entreprises dans leurs pays.
L’homme intègre du Sénégal
Plusieurs femmes et hommes politiques et de la société civile de premier plan portent des critiques virulentes à l’endroit du gouvernement du Sénégal quant au non-respect de bonne gouvernance, de concurrence, de mise à l’écart du tissu économique national dans les grands marchés publics et de bradage des ressources naturelles du Sénégal.
L’un d’eux est Thierno Alassane Sall, ancien ministre du transport et ancien ministre de l’énergie dans le gouvernement de Macky Sall. Monsieur Alassane Sall a expliqué publiquement à plusieurs reprises qu’il a quitté le gouvernement du Sénégal à la suite de son refus de signer le contrat de prospection et d’exploitation avec la compagnie Total pour les blocs pétroliers et gaziers aux larges de Rufisque (département de la région de Dakar). Monsieur Alassane Sall explique son refus par le fait que la compagnie Total était classée avant dernière par l’évaluation des offres soumises par six des plus grandes entreprises pétrolières du monde, évaluation préparée par l’administration sénégalaise. Monsieur Alassane Sall a aussi défendu que la signature de ce contrat par le Premier Ministre Boun Abdallah Dionne et le Président Macky Sall « était en contradiction avec nos lois, et frauduleux ».
Des estimations indiquent qu’en octroyant le contrat à Total au lieu de la compagnie la mieux-disant classée première, le Sénégal pourrait perdre 400 milliards de F CFA par an au cours actuel du pétrole (soit une perte de 611 million d’euros soit 4.2 % du PIB de 2017 du Sénégal tous les ans). Il n’y a pas eu de démenti de la direction de Total ni de l’ambassade de France ni aucune communication de la diplomatie française pour expliquer leur vision d’une coopération saine et gagnant-gagnant avec le peuple sénégalais.
Monsieur Alassane Sall, a également avancé que l’attribution du second tronçon de l’autoroute à péage Dakar-Aéroport international Blaise Diagne à travers un mécanisme non-concurrentiel dit de gré-a-gré explique le coût très élevé de cet investissement (11 million d’euros au kilomètre dans une topologie simple non-montagneuse, non marécageuse contre 3 million d’euros au Maroc et en Tunisie) avec une tarification élevée (1 euro tous les 10 kilomètres contre 0,2 à 0,67 euro en France ; 0,23 euro au Maroc et 0,34 euro aux Etats-Unis) et la faiblesse de la qualité du service (manque d’éclairage, manque d’obstacles pour animaux, causant des accidents) qui est décriée par la population sénégalaise. La communication d’Eiffage et son travail avec les communautés locales ne sont guère meilleurs que celle de Total.
« Vous ne pouvez pas accomplir des changements fondamentaux sans une certaine dose de folie. Dans ce cas précis, cela vient de l’anticonformisme, du courage de tourner le dos aux vieilles formules, du courage d’inventer le futur. Il a fallu les fous d’hier pour que nous soyons capables d’agir avec une extrême clarté aujourd’hui. Je veux être un de ces fous. Nous devons inventer le futur. » Sankara
« Oser lutter, savoir vaincre. »
La seconde critique adressée aux entreprises et à la diplomatie française par la classe politique et la société civile sénégalaise, est qu’elles contribuent à financer et exécuter le plan d’investissement et la politique économique du gouvernement actuel qui va à l’encontre des priorités réelles du pays, se concentrent sur des investissements peu productifs, ne laissent aucune place au tissu économique nationale et explosent la dette souveraine.
Le Sénégal est l’un des pays les pauvres au monde ; près de la moitié de sa population vit avec moins de 1.90 Dollar US par jour. L’insécurité alimentaire y est répandue ; la famine a été enregistrée l’année dans le nord du pays. Le taux de chômage et le sous-emploi chez les jeunes sont très élevés. Le Sénégal est parmi les cinq nations africaines qui envoient le plus d’immigrés clandestins vers l’Europe à travers la méditerranée dans des voyages périlleux et souvent mortels. Dans ce contexte, une large partie de la société civile et de la classe politique sénégalaise considère que les priorités réelles du pays – agriculture, éducation, santé – sont mises de côté par le gouvernement actuel au profit d’investissements de prestige peu productifs. En outre les entreprises sénégalaises et compétences nationales sont mises à l’écart dans la grande majorité des marchés. Il en résulte un modèle de croissance qui inhibe la production nationale, augmente les importations, ne crée pas de la richesse nationale et fragilise les comptes extérieurs et la situation macroéconomique du pays.
Le gouvernement français et les entreprises françaises interviennent de manière centrale dans le financement de la politique d’investissement du Président Macky Sall. Les entreprises françaises sont engagées dans des projets en partenariat public-privé, le gouvernement français fournit directement du financement notamment à travers ses institutions propres (comme l’Agence Française de Développement) mais également à travers les institutions européennes, le gouvernement français appuie également le gouvernement sénégalais par son jeu d’influence dans la communauté internationale et les institutions financières régionales et mondiales comme le Fond Monétaire International, la Banque Mondiale et la Banque Africaine de Développement. Par ce, la diplomatie et les entreprises françaises cautionnent et appuient les priorités du gouvernement de Macky Sall. La dette publique du Sénégal a plus que doublée depuis l’accession au pouvoir du Président Macky Sall et est estimé à plus de 6 000 milliards à la fin de l’exercice 2018. Par comparaison, entre 2000 et 2011 la dette publique du Sénégal n’a augmenté que de 11 %. Les populations, ne risquent-elles pas de rejeter ces dettes comme des « dettes odieuses » sans bénéfices dans leur vie de tous les jours ?
Aujourd’hui, la France est engagée dans un conflit armé et idéologique important dans le Sahel. Une victoire de long terme dans la région ne saurait se faire sans une redéfinition du modèle de relation économique et stratégique de la France vis-à-vis les pays de la région au risque de déstabiliser ces pays et d’aliéner les jeunes et les classes moyennes et populaires dont la majorité est née après la fin de la période de colonisation. La vision et la direction actuelle de la politique extérieure française dans la région ne sauraient mener qu’à un échec stratégique et moral. Pourtant, il existe une classe politique et une société civile sénégalaise et africaine forte et mature en mesure de développer une relation économique et politique gagnant-gagnant avec la France. Thomas Sankara disait que « quand le peuple se met debout, l’impérialisme tremble. »
Mohamed Dia, Consultant bancaire