Les hadiths clés
Sur l’estimation du mois
« Jeûnez si vous le voyez et cessez de jeûner si vous le voyez. Si les nuages vous gênent, estimez-le à trente (30) jours ». Il existe des variantes de ce hadith où l’expression « faqdurûlahû » (estimez-le) n’est pas associée à un nombre. Il y a aussi l’expression « complétez le nombre »
Sur le calcul astronomique
« Nous sommes une Oumma illettrée, nous n’écrivons pas et ne calculons pas, le mois est ainsi et ainsi, c’est-à-dire, tantôt 29 et tantôt 30 » (Boukhari et Mouslim).
Que peut-on tirer de ces références scripturaires ?
Le Soleil et la Lune sont soumis par le Créateur et Maitre des mondes à un calcul minutieux ;
Pour le calendrier musulman, le Coran indique que l’année compte 12 mois lunaires, ce qui est une base de stabilité et d’unité pour la Oumma en la matière ;
En rapport avec la lumière du Soleil, la Lune est soumise à des phases qui permettent à ceux qui connaissent ce domaine de calculer le temps que dure chaque mois lunaire, ce qui est une invitation aux musulmans à exceller dans toutes les sciences qui étudient les astres ;
Les hadiths indiquent que le mois musulman ne peut compter moins de 29 et plus de 30 jours ;
Les oulémas n’ont pas la même compréhension de l’expression du prophète (saws) relative à l’estimation du mois lunaire, certains considèrent qu’il faut s’en tenir au comptage de 30 jours pour le mois en cours et d’autres y voit une possibilité de recours au calcul astronomique ;
L’existence d’un hadith qui mentionne le calcul (hisâb) astronomique s’entend pose les bases d’une discussion sérieuse sur la possibilité d’élaboration d’un calendrier musulman basé sur le calcul astronomique.
Discussion
Quels sont les arguments les plus décisifs des défenseurs de la constatation visuelle obligatoire ?
L’existence d’un consensus (Ijmâ ‘) au sein des Oulémas. Pour certains oulémas parmi lesquels de grandes figures du Droit islamique, de la théologie et de l’étude des hadiths comme Ibn Taymiya et Ibn Hajar, Il existe un consensus (Ijmâ ‘) sur l’obligation de l’observation visuelle du croissant de Lune pour déterminer le mois lunaire. Selon ce point de vue, c’est seulement et seulement si le croissant de Lune est visible à l’œil nu que le mois musulman commence et le cas non échéant, le mois en cours est estimé à 30 jours. Cette position est adossée à des hadiths du genre : « jeûnez si vous le voyez et rompez si vous le voyez » ; « …Si vous ne le voyez pas estimez le (mois en cours) à 30 jours ». Les oulémas défenseurs de ce point de vue ajoutent souvent le commentaire suivant : « le prophète (saws) n’a pas dit « si vous ne voyez pas demandez aux savants du calcul astronomique »Il découle de ces hadiths selon les défenseurs de l’observation visuelle obligatoire du croissant de Lune que tout autre moyen ou mode de détermination du mois lunaire n’est pas acceptable ou valide du point de vue de la Charia.
Les critères de facilité, d’accessibilité et de prévention des divergences. Selon les défenseurs de l’observation visuelle obligatoire, par sagesse (hikma), la Charia vise toujours à rendre facile et accessible à tous les fidèles les pratiques cultuelles, et aussi à prévenir des divergences au sein de la Oumma, d’où la consécration définitive de la constatation visuelle du croissant de Lune qui remplit le mieux ces critères.
La confusion et la méfiance. Les défenseurs de l’observation visuelle obligatoire du croissant de Lune ne font souvent pas de différence entre astrologie et astronomie et laissent entrevoir par ailleurs une méfiance sur la fiabilité et la précision des prédictions astronomiques.
Récapitulons pour dire que selon les défenseurs de l’obligation de l’observation visuelle, voici la pratique légale du point de vue de la Charia : au soir du 29e jour du mois lunaire en cours, les musulmans observent à l’œil nu le ciel et si le croissant de Lune est aperçu, le mois compte 29 jours et le lendemain est alors le 1er jour du mois suivant. Si le ciel est nuageux et gène la vision oculaire alors on ajoute un jour au mois en cours, ce qui fait qu’il est estimé ou considéré compter 30 jours et c’est le surlendemain qui est considéré être le 1er jour du mois suivant.
Quels sont les arguments les plus décisifs des défenseurs du calcul astronomique ?
Pas de consensus selon la définition stricte que les principologues (usîliyyûn – oulémas des fondements du droit islamique) donnent à cette notion.
Pour les oulémas comme l’érudit marocain, Al Ghimari, qui remettent en cause le supposé consensus sur l’obligation de l’observation visuelle, il est plus juste de parler de position majoritaire (jumhûr) et non de consensus (Ijmâ ‘) en la matière. Parmi les arguments les plus décisifs qui remettent en cause ce consensus, on peut décliner les suivants :
La pratique du compagnon du prophète (saws), Abdullahi ibn ‘Umar (Qu’Allah lagrée). Au soir du 29e jour du mois de Cha ‘bân (mois qui précède celui du Ramadan) ce dernier observait et jeûnait le lendemain s’il voyait le croissant de Lune. Ce qui veut dire que dans ce cas de figure, il considérait que le mois en cours comptait 29 jours. Si le ciel était dégagé et qu’il ne voyait pas le croissant de Lune, il comptait 30 jours ce mois et jeûnait le surlendemain. Si le ciel était nuageux et qu’il ne voyait pas le croissant de Lune, il jeûnait le lendemain considérant que celui-ci (le croissant de Lune) était présent. Ce qui veut dire, dans ce dernier cas de figure, qu’il procédait à une estimation selon laquelle le mois fait 29 jours et que ce sont les nuages qui empêchaient de voir le croissant de Lune. La pratique de ce compagnon ne correspond pas à ce qui est communément considéré comme une tradition établie, à savoir, compter 30 jours le mois de Cha ‘bân si au soir du 29e jour le ciel est nuageux et gêne la vue. Il découle de ce qui précède que Abdullahi ibn ‘Umar procédait à une estimation (taqdîr) et considérait que la possibilité de voir le croissant de Lune ou son observabilité était suffisante pour déterminer le début ou la fin du mois de Ramadan.
La compréhension de l’expression « faqdurûlahû » (estimez-le) mentionnée dans les hadiths. Des oulémas des premières générations comme Mutarrif ibn chikhîr (Tâbi ‘iy, – qui a rencontré un compagnon du prophète (saws), m.87H, qutayba (m.267H), ibn surayj (m.306H), ont compris ladite expression comme une autorisation du calcul astronomique au sens de la détermination du mois musulman à travers le suivi des phases de la Lune. Quant au comptage à 30 jours le mois « faqdurûlahû thalâthîn» (estimez-le à 30) en cours, ce serait un procédé optionnel pour les musulmans incompétents en matière de calcul astronomique.
Confusion entre la cause légale et le moyen. Selon les défenseurs du calcul astronomique, il s’est introduit dans ce débat une confusion lourde de conséquence sur la position des uns et des autres, comme le soutient le cheikh Faysal al Mawlawi, entre ce que les principologues appellent « as-sababach-char ‘iy » (la cause légale d’une prescription de la Charia) et « al wasîlah » (le moyen par lequel on détermine cette cause légale). Grosso modo, les fuqahâ (oulémas du Droit islamique), expliquent que la cause légale est quelque chose de clairement définie (sans équivoque), tangible et stable (invariant) dont la présence implique l’obligation d’appliquer la prescription de la Charia en question. Le moyen (sous-entendu légal) est ce qui permet de déterminer la présence de la cause légale. Pour éviter d’utiliser des termes techniques du Droit islamique auquel le grand nombre est peu familier, il est pédagogique de donner quelques exemples relativement à la prière et à la zakat :
C’est littéralement « l’entrée » (dukhûlulwaqt) de son temps légal qui est la cause légale de la prière obligatoire. En d’autres termes, c’est seulement et seulement si son temps légal advient qu’il devient obligatoire d’accomplir la prière y prescrite. Le moyen ou mode traditionnel de détermination de la cause légale d’une des 5 prières quotidiennes consistait à observer la silhouette d’un objet dans la journée et de l’horizon le soir étant entendu que c’est la position du soleil qui détermine ces paramètres ;
C’est seulement et seulement si le minimum imposable « Nisâb » des biens concernés est atteint que le prélèvement de la zakat devient obligatoire. Le moyen de le savoir est le calcul.
Le cheikh Faysal al Mawlawi note que certains oulémas défenseurs de l’obligation de l’observation visuelle pour la détermination du mois de Ramadan et par extrapolation du mois musulman, confondent la cause légale d’une prescription de la Charia avec le moyen de sa détermination. Ce cheikh s’appuie sur de grands oulémas comme An-nawawi et d’autres pour dire que c’est « l’entrée » du mois (dukhûluch-chahr) qui est la cause légale du culte y associé que ce soit le jeûne ou autre chose (pèlerinage, délai de viduité, zakat, etc.).
A notre humble avis, ce point de vue est solide et trouve son fondement dans le verset du Coran qui dit : « Et quiconque d’entre vous est présent en ce mois, qu’il jeûne » (Coran, 2 : 185). Même si certains commentateurs du Coran ont interprété l’expression « famanchahida » par la présence au sens de ne pas être en voyage, d’autres soutiennent de façon plus satisfaisante que c’est plutôt de « être au courant » qu’il s’agit.Le Coran ne donne pas un mode de détermination de l’avènement du mois de Ramadan ni d’aucun autre mois, ce sont d’autres versets déjà recensés qui indiquent que le calcul du mois musulman peut se faire à partir des phases de la Lune (« manâzil », « ahilla »).C’est donc la connaissance du début et de la fin d’un cycle lunaire qui est requis. Dans cette optique, et étant donné le niveau de connaissance rudimentaire des arabes de l’époque de la révélation du Coran en matière astronomique, l’observation à l’œil nu du nouveau croissant de Lune était le seul moyen ou mode de détermination des débuts et fins du mois lunaire.
Les arabes déterminaient les mois lunaires par l’observation visuelle avant l’islam. Il en découle qu’on peut se poser la question de savoir pourquoi le prophète (saws) trouva-t-il nécessaire de dire « Jeûnez si vous le voyez et rompez si vous le voyez » En d’autres termes, pourquoi demander aux musulmans arabes de faire ce qu’ils savaient déjà faire ? Une réponse pas du tout banale est de considérer que le prophète (saws) voulait insister sur la nécessité de séparer les mois musulmans par le moyen qui était à portée de tout le monde. De là à tenir pour obligatoire et définitif le mode traditionnelarabe de déterminer le mois lunaire, il y a un pas à ne pas franchir sans disposer de preuves irréfutables. Malheureusement, certains, obsédés par la fidélité au moyen de détermination du mois musulman mentionné dans le hadithont fini de l’assimiler à l’objectif qui est de déterminer avec le plus de précision et de fiabilité possibles les débuts et fins des mois musulmans. Pourtant même Ibn Hajar qui soutient que l’observation visuelle est le seul mode licite de détermination du mois musulman dit que c’est pour ne pas léser les musulmans en leur rendant obligatoire le calcul astronomique que la Charia a prescrit celle-ci (l’observation visuelle).
Dans la même veine, les commentaires que deux grands oulémas du hadith comme Attirmizi et Ibn hajar font du hadith « N’anticipez pas le Ramadan de deux ou un jour » apportent un éclairage fort instructif. En effet, ils expliquent que l’objectif visé est de séparer les mois et de dissuader les musulmans de toute précipitation pour commencer le jeûne avant le début attesté du mois de Ramadan. D’où il vient qu’on peut comprendre des hadiths du genre « Jeûnez si vous le voyez et rompez si le (re)voyez », l’insistance du prophète (saws) sur une séparation nette des mois musulmans pour qu’aucun culte ne soit accompli en dehors de son mois légal. Ce genre de hadith ne constitue donc et pas une preuve de « sacralisation » et d’islamisation du mode traditionnel arabe de détermination du mois lunaire.
Ce qui précède indique qu’on est en plein dans le registre du « wasîla », c’est-à-dire la discussion sur le statut légal ou non d’un mode donné de détermination des débuts et fins des mois musulmans et non dans le registre des invariants du dogme comme ont tendance à le penser certains qui sont sous l’emprise carcérale du « littéralisme » au prétexte de la fidélité au texte. Dans ce domaine, la pratique de l’ijtihâd (effort intellectuel pour proposer une solution recevable du point de vue de la Charia à un problème nouveau ou ancien et non résolu) reste ouverte. Pour déclarer interdit un moyen donné du point de vue de la Charia, il faut des preuves irréfutables. En effet, les fuqahas (oulémas du Droit islamique) expliquent qu’il existe trois types de moyens selon la Charia : i) le moyen obligatoire ; ii) le moyen interdit ; iii) le moyen autorisé. Pour ce qui est de notre sujet, l’argument le plus décisif pourrait-on dire des opposants au calcul astronomique réside dans le respect du supposé consensus sur l’obligation de l’observation visuelle, et nous avons vu comment celui-ci était fragile et remis en cause depuis les premières générations d’oulémas jusqu’à nos jours. Nous verrons plus bas que le calcul astronomique ne peut être classé dans le type « interdit » ni « obligatoire » Cela étant dit, il ne restera que de le classer dans le type « autorisé » (machrû ‘).
Pour les défenseurs de l’observation visuelle non obligatoire du croissant de Lune, l’analyse du problème par la cause légale comme l’a si magistralement fait le Cheikh Faysal al Mawali permet de trouver une solution satisfaisante, à savoir que rien du point de vue de la Charia ne s’oppose à l’usage du calcul astronomique en vue de la détermination des débuts et fins des mois musulmans et pas seulement du mois de Ramadan. A noter que certains oulémas qui rejettent le calcul astronomique au prétexte qu’il existe le consensus déjà mentionné considèrent ce procédé licite pour la détermination des temps légaux de prières, c’est le cas d’Al qarâfi et An-nawawi. Il en découle qu’on peut recourir au calcul astronomique pour déterminer la cause légale de la prière qui est liée aux positions du Soleil mais pas au même procédé pour ce qui est du mois musulman lié aux positions de la Lune !
Les oulémas qui rejettent cette analogie ou ce parallélisme disent que pour les prières, le Coran mentionne les positions du Soleil « Accomplis la Salat depuis le déclin du Soleil jusqu’aux premières obscurités de la nuit, et à la récitation du Coran assistent des témoins (anges) » (17 : 78) alors que pour ce qui est du mois musulman, les hadiths mentionnent l’observation visuelle. Pour répondre à cet argument, il faut commencer par dire que le Coran parle de l’avènement du mois (chahr) et des positions de la Lune pour le déterminer « C’est Lui (Dieu) qui a fait du Soleil une clarté et de la Lune une brillance, et pour celle-ci a déterminé des manâzil (phases) afin que vous sachiez compter le nombre des années et al hisâb (le calcul du temps). Dieu n’a créé cela qu’en toute vérité. Il expose en détail les signes pour les gens qui savent » (Coran, 10 : 5), tout comme il parle de temps légaux de prière et des positions du Soleil pour les déterminer« Accomplis la Salât depuis le déclin du soleil jusqu’à la tombée de la nuit… » (Coran 17 : 78)Il ne faut pas oublier que les moyens traditionnels mentionnés dans les hadiths pour déterminer les temps légaux des prières sont : la hauteur de la silhouette (midi et après-midi) et l’horizon (crépuscule et aube), le tout par l’observation à l’œil nu. Cela n’a pas empêché Al qarâfi et An-nawawi pour ne citer que ces deux grands oulémas, de théoriser l’acceptabilité du point de vue de la Charia, du recours au calcul astronomique afin de calculer les temps légaux des cinq prières obligatoires.
Au total, le rejet du calcul astronomique ne peut être fondé sur un supposé consensus bâti sur l’existence de hadiths considérés comme catégoriques sur l’obligation d’observer à l’œil nu le croissant de Lune pour déterminer le début et la fin du mois musulman. Et dès qu’on est d’accord sur le caractère autorisé (machrû ‘) du calcul astronomique, l’on comprend que les hadiths sur l’estimation à 30 du mois musulman en cours étaient juste une façon d’apporter une réponse à une contrainte qui prenait la forme du nuage à l’époque du prophète (saws). Et même là, il faut tenir compte du fait que ce qui gêne l’observation visuelle ne relève pas que du nuage. Tout cela pour dire que si nous ne savons mettre en contexte et relativiser ainsi que faire la part entre ce qui relève de l’objectif et du moyen, etc., la Oumma ne sera pas à même de guérir de ses malaises de Lune. Les générations actuelles de musulmans peuvent et doivent s’affranchir de la contrainte du nuage par un recours apaisé au calcul astronomique qui n’est rien d’autre qu’un des dons dont Dieu a fait de l’humanité, son Calife sur terre, le singulier et privilégié dépositaire.
Ahmadou Makhtar Kanté
Imam, écrivain et conférencier
Fait à Dakar, le 26/04/2018 – Cha ‘bân 1439