15 octobre 1987, disparaissait l’ancien homme fort du Burkina Faso Thomas Sankara, brutalement assassiné par un commando d’hommes armés, lors du coup d’Etat qui amena au pouvoir son frère d’armes Blaise Compaoré. Pendant les quatre années qu’il a dirigé son pays, le célèbre capitaine au béret rouge a incarné l’idéal révolutionnaire, qui continue de faire rêver, trente ans après sa disparition, une jeunesse africaine en manque d’idéal. Devenu une idole, façon Che Guavera, synonyme d’intégrité et de justice sociale, l’homme survit dans la mémoire de la postérité grâce aux nombreux films et biographies qui lui sont consacrés. Parallèlement, des artistes de toute discipline se sont emparés de sa légende et la perpétuent.
Dans son émouvant long-métrage Capitaine Thomas Sankara composé de documents d’archives que le cinéaste suisse Christophe Cupelin a consacrés au capitaine rebelle, on entend ce dernier déclarer à une journaliste qu’il a commis 1 000 erreurs avant d’obtenir une petite victoire et 10 000 erreurs avant d’obtenir trois ou quatre succès.
Ces trois ou quatre succès ont suffi pour faire de Thomas Sankara une figure emblématique de l’histoire africaine contemporaine. Pour l’écrivain djiboutien Abdourahman Waberi, qui vient d’écrire le script pour un projet de biopic sur celui qui fut l’homme fort d’Ouagadougou de 1983 à 1987, avant de tomber sous les balles de ses assassins, « Sankara est après Nelson Mandela, le héros le plus plébiscité par la jeunesse africaine ».
« Alors que les Sassou, les Biya et autres Guelleh et Nkurunziza, avec parfois plus de 40 années de règne et zéro développement à leur actif, sont sûrs de finir dans la poubelle de l’histoire, le bref passage de Sankara à la tête de son pays, riche en réalisations sociales et orientations nouvelles, resteront longtemps dans les esprits », poursuit le romancier. Et d’ajouter : « Même si la révolution de la gouvernance à laquelle le nom de Sankara est associé est oubliée, l’histoire se souviendra que l’homme avait su réinventer la Haute-Volta post-coloniale en le rebaptisant Burkina Faso, soit « le pays des hommes intègres ». »
« La révolution, c’est le bonheur »
Arrivé au pouvoir le 4 août 1983, Thomas Sankara a marqué son époque par son souci farouche d’arracher son pays au sous-développement d’une part, et ses prises de position courageuses d’autre part, face aux puissants du monde. Il a dénoncé la chape de plomb de la dette, la marginalisation de l’Afrique, le patriarcat ou la désertification qui menace les pays du Sahel dont le Burkina. Orateur hors pair, il annonçait la couleur en octobre 1984, revendiquant du haut de la tribune des Nations unies le droit de son tout petit pays enclavé de ne plus être « l’arrière-monde de l’Occident repu ».
Réunis dans un volume très exhaustif par Bruno Jaffré (1), principal biographe du président révolutionnaire, les discours prononcés par ce dernier dans les tribunes internationales et domestiques témoignent de la force de l’engagement du jeune capitaine trentenaire en faveur de la justice sociale, du tiers-mondisme et de la réhabilitation de l’Afrique. « La révolution, c’est le bonheur », avait-il proclamé.
Selon Jaffré, « Sankara était le dernier révolutionnaire africain », synonymes d’intégrité morale et d’ambition à la fois visionnaire et pragmatique pour les siens, les oubliés de la prospérité et du développement. Il y avait en cet homme du Gandhi et des pères fondateurs de l’Amérique moderne, dont il aurait très bien pu faire sienne la déclaration de l’indépendance affirmant le droit inaliénable de tous à « la vie, la liberté et le bonheur ». Cet idéalisme chevillé au corps explique que trente ans après la disparition de ce chef d’Etat africain pas comme les autres, sa légende continue de fasciner la jeunesse du continent.
On se souvient que c’est en scandant son nom que les jeunes Burkinabè ont manifesté dans les rues de Ouagadougou pendant les trois jours fatidiques d’octobre 2014 qui ont scellé le sort du régime contre-révolutionnaire de Blaise Compaoré, successeur de Sankara. « Leur mot d’ordre n’était autre que la fameuse « la Patrie ou la mort, nous vaincrons », le slogan par lequel se concluait l’hymne national burkinabé à l’époque de la révolution », se souvient le biographe du capitaine rebelle. Ce resurgissement du mythe Sankara est considéré par beaucoup comme une formidable revanche de la révolution sankariste sur l’Histoire. Le capitaine intrépide était persuadé, comme il l’avait déclaré une semaine avant sa mort : « On peut tuer un homme, mais pas ses idées ».
Or ce n’était pas faute d’avoir essayé. Gêné aux entournures par le bilan largement positif des années Sankara, le nouvel homme fort de Ouagadougou fera tout pour effacer les traces de la révolution, vouant aux gémonies son prédécesseur qu’il accusait d’avoir voulu liquider ses compagnons de route, dont lui-même. Il s’arrangera pour que les circonstances réelles de la mort de Sankara ne puissent jamais être élucidées, allant jusqu’à faire délivrer à sa famille un certificat de décès confirmant sa « mort naturelle ». L’enquête judiciaire sur cette affaire est restée au point mort pendant l’ère Compaoré. Vingt ans durant, le régime empêchera les proches du capitaine disparu d’aller se recueillir sur sa tombe. En politique, la nouvelle administration promulgue la « rectification » (de la révolution), s’employant à ramener le pays dans le giron de la « Françafrique », dont Blaise Compaoré deviendra à terme un élément indispensable aux côtés de son parrain régional le patriarche ivoirien Félix Houphouët-Boigny.
Icônisation
Voici le contexte dans lequel est née la légende de celui que ses compatriotes ont affectueusement surnommé « Tom Sank ». La mort tragique du leader, jamais élucidée, y a largement contribué. « La mort transforme la vie en destin », écrivait le ministre de De Gaulle André Malraux, qui s’y connaissait en destins empêchés de s’accomplir, mais aussi en destins dégradés par l’usure du pouvoir, ayant été souvent appelés à célébrer leur installation dans le Panthéon de la mémoire collective.
Quant à ceux qui célèbrent le révolutionnaire burkinabé, ils s’appellent Fela, Alpha Blondy, Tiken Jah Fakoly, Smockey, Sams’K Le Jah, Basic Soul, Didier Awadi, Cheikh Lô, Robin Shuffield, Christophe Cupelin, Cédric Ido, Baoui Jean Camille Ziba, Aristide Tarnagda, Serge Aimé Coulibaly, Pierre-Christophe Gam…. Venues des disciplines diverses – ils sont chanteurs, chorégraphes, designers, cinéastes, dramaturges -, ces artistes se sont emparés de la figure de Sankara et en ont fait l’icône de cette « autre Afrique » libérée de l’emprise des grandes puissances que le capitaine appelait de tous ses vœux.