Selon le Coran, qui fait montre de gratitude envers Dieu en tirera les avantages y afférents pour lui-même. En d’autres termes, le « choukr » est utile pour la créature humaine qui par une telle attitude, établit une relation apaisée avec son Seigneur. Ce qui lui vaut, en retour, de vivre en pleine quiétude avec lui-même. Dieu qui pourvoit aux besoins de toutes les créatures notamment l’être humain « attend » de ce dernier qu’il reconnaisse ce qu’il Lui doit tout en le laissant libre de préférer l’ingratitude à la gratitude envers Celui unique qui est la source de tous les bienfaits dont dépend son existence matérielle et spirituelle. Le Coran invite à une culture de la gratitude librement consentie de l’être humain à l’égard de Dieu. Le Coran appelle à une culture de la gratitude qui réconcilie l’humain avec sa vocation originelle laquelle consiste pour lui à chercher par celle-ci (la gratitude), le moyen de se rapprocher de Dieu. Par contre, l’ingratitude est une façon, pour qui choisit cette attitude, de refuser cette « réciprocité » et de lui préférer l’absurde : « nous sommes là par hasard et nous deviendrons poussière après la mort et c’est tout ! »
Dieu est reconnaissant à sa manière à qui Lui est reconnaissant. C’est à travers ses Noms de « châkir » et « chakûr » qu’Il manifeste sa reconnaissance ou sa gratitude comme il Lui sied. Si l’être humain fait montre de gratitude envers Dieu alors Celui-ci fera de même à son égard en augmentant les bienfaits dont il est déjà bénéficiaire de Sa part et en démultipliant la récompense accordée aux efforts fournis. Toutefois, il faut préciser que Dieu entre en réciprocité avec l’humain en tant que relation qu’Il lui propose. Il attend de l’humain qu’il soit reconnaissant à son égard pour « tout » sans en avoir besoin au sens où ni la gratitude ni son contraire ne peut remettre en cause ce que seul Il est (Dieu) et ce que seul Il fait pour les créatures (leur Bienfaiteur). On sait que plusieurs Noms de Dieu expriment chacun ceci qu’Il est l’Unique créateur du monde, maitre du monde, pourvoyeur du monde, etc.
L’ingratitude ou le refus de reconnaitre qu’on est bénéficiaire des bienfaits inestimables de Dieu demeure une attitude tellement contraire à la vérité selon le Coran, que c’est le châtiment qui en sera le salaire. Le Coran dit que deux voies sont données à l’humain : de choisir d’être ingrat ou d’être reconnaissant. Libre à lui de préférer l’une à l’autre avec les conséquences qui en découlent. La gratitude est la voie de l’ouverture à la transcendance et à la vérité à savoir que Dieu existe et est le Bienfaiteur des créatures alors que l’ingratitude est celle de la suffisance et de la ruine de l’âme. Si c’est le châtiment qui attend l’ingrat, c’est parce qu’il a refusé d’ouvrir son cœur et son esprit aux signes de Dieu que sont Ses bienfaits en lui-même et autour de lui à tout instant et partout. Sinon il aurait su et compris que l’ingratitude envers Lui ne peut se justifier.
Le « Choukr » est une vertu cardinale des prophètes (paix sur eux) comme c’est mentionné dans le Coran. Cela devrait inspirer le musulman et lui montrer la voie à suivre, à savoir que l’attitude de « choukr » n’est pas une attitude abstraite ou impossible à atteindre mais celle que les prophètes (paix sur eux) ont adoptée pour mieux et encore bénéficier des bienfaits de Dieu. Il en découle que quiconque ne fait pas montre de gratitude envers Dieu n’a pas une des vertus lus plus importantes de la vraie piété. Quiconque prétend être un guide religieux alors qu’il ramène tout à lui-même et rien à Dieu est un charlatan et un imposteur. C’est ainsi que Satan est un ingrat qui veut pousser les fils d’Adam à adopter la même attitude. Il est un ingrat en ce qu’il a fait semblant d’oublier ce que Dieu a fait pour lui dès lors qu’il refuse de se prosterner devant le Calife Adam, et s’est enorgueillit de sa nature de feu (qu’il a reçue de Dieu) et promet de pousser la plupart des êtres humains à l’ingratitude. Le richissime Qârun au temps de Moïse (paix sur lui) est un ingrat dans le sens où il attribue ostensiblement à son propre savoir, les avoirs dont il était dépositaire.
Le Coran fait de la vie une épreuve pour distinguer le reconnaissant de l’ingrat. L’ingrat est celui qui préfère croire qu’il ne doit rien à Dieu, qu’il est là par hasard pour user et abuser des biens et services de la « nature » à sa seule convenance et puis mourir pour devenir poussière. Au final, la question de la gratitude ou non envers Dieu repose celle du sens et de l’absurde. C’est ainsi que le « choukr » sincère doit être confirmé en plus de l’acte du cœur et de la langue, par des œuvres bonnes c’est-à-dire agrées par Dieu en ce qu’elles sont conformes à ce qu’Il attend de nous dans le monde ici-bas. En d’autres termes, le Coran nous enseigne une dialectique entre non pas don et contre don mais don et bel agir de notre part. Les savoirs, pouvoirs et avoirs que nous avons reçus de Dieu sont des épreuves dans le sens où Il attend de voir que nous avons voulu et suffisamment lutté pour les mettre au service du bien, du vrai, du beau et du juste.
Selon le Coran, le « choukr » n’est pas juste une question de gratitude envers des bienfaits matériels mais concerne aussi le domaine spirituel. C’est ainsi que Dieu accorde son pardon aux fils d’israel après maintes transgressions « espérant », ce faisant, susciter en eux un désir de gratitude, en vain car dit le Coran, leurs cœurs s’étaient endurcis. Une autre occasion de gratitude est donnée par Dieu aux mêmes fils d’Israël quand il leur redonne vie après leur avoir donné la mort et c’est toujours la même insensibilité qu’ils Lui manifestent, le même refus, la même fermeture du cœur qui ne veut pas que la gratitude le pénètre.
Toujours dans le domaine non matériel des bienfaits de Dieu, le Coran mentionne ceux de guidance vers le culte comme le veut Dieu à travers les exemples du jeûne et de la purification rituelle. Le Coran mentionne aussi une relation entre « choukr » et « taqwa » (piété) « luttez contre la transgression et vous serez alors reconnaissant ». en effet, si on transgresse, on le fait par les bienfaits que nous avons reçus de Dieu (savoir, avoir et pouvoir). Et si on lutte pour investir ce que nous avons reçu de Dieu dans ce qu’Il agrée alors nous avons fait montre de gratitude sincère et effective envers Lui. Vu sous cet éclairage coranique, faire « choukr » c’est préférer le sens à l’absurde, et tenir pour vrai que notre vie d’être humain doit servir à quelque chose de grand, chacun et chacune selon ce qu’il a reçu de Dieu. Dans ce cadre ce n’est ni la quantité ni la durée de ce qui est reçu de Dieu qui est importante mais la pieuse disposition à en faire quelque chose que Dieu agrée comme la justice (‘adl) et la bienfaisance (ihsân).
Le « choukr » est alors une posture dans laquelle, l’être humain ne s’attribue rien d’autre que les efforts ou la lutte qu’il mène pour utiliser à bon escient les bienfaits de Dieu, Qui, reconnaissant comme Il nous le dit, va faire Sa part dans cette belle relation de réciprocité. En choisissant le « choukr », l’être humain s’ouvre à la transcendance, ne cherche à rien dominer ou maitriser si ce ne sont ses mauvais penchants et se dit qu’il doit rendre service à l’autre avec ce qu’il a reçu de Dieu et qu’il doit entretenir la création de Dieu. Alors le « choukr » devient un mode de vie frugal et apaisé loin des conflits de puissance, de jouissance et de croissance. Par contre, le choix de l’ingratitude « koufr » envers Dieu installe inéluctablement l’être humain dans la tyrannie du combien, du narcissisme, de l’homme loup pour l’homme, de la crise environnementale et humaine.
Nombreux sont les versets qui mentionnent diverses sortes de bienfaits matériels à la faveur de l’humain (ni’mah, fadl), que ce dernier ne sait pas reconnaitre à leur juste valeur à Son seul Auteur, Dieu. D’où les expressions du Coran « qalilanmâ » et « qalîlun min » La première renvoie à des instants furtifs et résiduels de gratitude que les bénéficiaires des Bienfaits de Dieu veulent bien Lui accorder. Quant à la seconde, elle indique que peu de bénéficiaires montrent leur gratitude. C’est cela que Satan avait promis de réaliser et le Coran confirme que la plus part des humains préféreront l’ingratitude à la reconnaissance. Les bienfaits et autres faveurs que Dieu accorde à l’humain concernent son existence, sa personne et les attributs humains y afférents tels la vue, l’ouïe et l’entendement, le savoir, l’habitabilité de la terre (taskhîr), etc. Combien de fois ne trouve-t-on pas dans le Coran les expressions « si nous avions voulu… » pour montrer que tout est réglé de sorte à être compatible avec la vie humaine sur terre. De nos jours plus qu’hier le dérèglement du climat, les différentes facettes de la crise humaine et environnementale indiquent à qui veut y réfléchir qu’il y a bien quelque chose qui mérite respect. A ceux qui choisissent d’ouvrir leur cœur à la gratitude, Dieu réserve la faculté de décrypter Ses signes pour se rapprocher de Lui, alors que pour l’ingrat, Dieu n’intervient pas. Alors, le monde devient opaque pour lui.
Le Coran établit une relation entre la vraie sagesse et le choukr. Dieu dit à Luqman qu’il serait vraiment un sage en sachant être reconnaissant à Dieu et à ses deux parents. Il est donc clair que la gratitude envers les deux parents est inconditionnelle et seulement associée à leur statut de parents et non parce-qu’ils ont été les meilleurs parents du monde. Le Coran ne commande que gratitude (choukr) et bienfaisance (ihsan) envers les parents, ce n’est pas une option.
Conclusion
Le « choukr » est la part de l’être humain dans cette relation de « réciprocité positive » que Dieu lui propose en le faisant bénéficiaire de Ses dons inestimables, cachés et apparents, à tout instant et partout. Si l’être humain choisit librement de reconnaitre sa dépendance ontologique des bienfaits de Dieu et par conséquence de Lui témoigner sa gratitude, il est en posture d’établir une relation apaisée avec Lui, avec lui-même et avec la « nature ». Ce qu’on peut en espérer, c’est que Dieu fasse sa part en manifestant Sa reconnaissance à travers Ses sublimes noms de « châkir » et « chakûr » (Celui qui pour peu de la part de l’être humain accorde beaucoup de grâces). Ce Dieu reconnaissant fait une promesse irréfragable de donner encore plus à qui fait montre de gratitude à Son égard. Mais par soumission à nos mauvais penchants, au clinquant du monde et aux incitations de Satan, les savoirs, avoirs et pouvoirs dont nous sommes dépositaires en tant qu’êtres humains peuvent susciter en nous le contraire de la gratitude envers Dieu. Dans une telle posture nous créons les conditions de la suffisance, de la convoitise sans limite et de la démesure. Le « choukr » donne un sens à notre vie et nous protège de l’absurde. Pour nous, même le suicide conscient intervient dans un moment d’oubli de faire « choukr », une révolte contre une moindre vie et pas du tout contre elle.
Ahmadou Makhtarkanté
Imam, écrivain et conférencier
Fait à Dakar, le 11/11/2018 – Rabî’ulawwal 1440