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Education et Covid 19 au Sénégal : quand une décision présidentielle controversée alimente tous les débats

Dans son troisième message à la nation sénégalaise du lundi 04 mai 2020, le Chef de l’Etat son Excellence Macky SALL a pris une batterie de nouvelles mesures dans le cadre de l’assouplissement de la stratégie nationale de riposte face à l’épidémie de coronavirus qui gagne de plus en plus du terrain au Sénégal. Autant les premières mesures avaient fait l’objet d’un consensus national du fait de leur pertinence, leur efficacité et leur urgence ; autant les dernières ont suscité beaucoup de polémiques, de controverses et parfois de vives critiques à la fois au sein des débats nourris par les spécialistes, les hommes politiques, les religieux et les autres composantes de la société sénégalaise.

Au titre des nouvelles mesures qui occupent le débat actuel dans les plateaux télévisés, les émissions radiophoniques et certains espaces publics même si les rassemblements sont toujours interdits, figure en bonne place la réouverture des écoles prévues le 02 juin 2020 pour les élèves de CM2, de 3ème et de Terminale appelées à passer l’examen de fin d’année.

La crainte d’une année blanche ou invalide pour un Etat qui se soucie des conséquences inévitables semble justifier cette option du ministère de l’éducation qui, par des arguments divers, cherchent à convaincre les enseignants et nos innocents enfants à aller affronter ce virus qui a fini d’imposer sa loi à la planète toute entière.

L’Etat sénégalais est certes dans son devoir le plus légitime, c’est-à-dire celui de continuer à transmettre aux enfants même en période d’épidémie, le savoir nécessaire pour permettre à notre pays, de disposer en permanence de ressources humaines compétentes pouvant faciliter son émergence.

La décision présidentielle de rouvrir les écoles au début du mois prochain me semble cependant assez prématurée dans la mesure où, elle soulève beaucoup de paradoxes et d’interrogations qui méritent toute notre attention si nous ne voulons pas tomber dans le piège d’une « transmission scolaire » rapide du virus.

Premier paradoxe : il est envisagé la réouverture des classes de CM2, de 3ème et de Terminale alors que pour l’enseignement supérieur, des instructions ont été données pour la poursuite des cours à distance. Comment peut-on, dans ce contexte actuel, demander à nos vulnérables enfants des classes de CM2, de sortir de chez eux à la recherche du savoir avec tous les risques de contamination dont ils s’exposent quotidiennement sur le chemin de l’école ? Au même moment, on demande à leurs ainés des universités de rester à la maison pour apprendre à l’aide des nouvelles technologies, même si l’on sait que cette option suscite déjà des grincements de dents de la part de certains syndicats de l’enseignement supérieur.

Deuxième paradoxe : Les décisions majeures qui guident la gouvernance de notre pays sont prises chaque semaine en conseil des ministres. Depuis le début de cette pandémie, cette rencontre hebdomadaire est organisée en mode visioconférence grâce à l’ingéniosité des informaticiens de l’ADIE. Le télétravail est également encouragé dans les services de l’Etat et ceux relevant du privée. Même avec l’assouplissement des mesures de riposte, nous continuons de recevoir le communiqué du conseil des ministres tenu au format visioconférence, d’attendre que tous les services de l’Etat fonctionnent correctement pour disposer de certains documents administratifs. Malgré tout, nous voulons que nos vulnérables enfants, moins préparés et moins conscients du danger qui les guette, reprennent le chemin de l’école avec tous les risques sanitaires que cela comporte.

Troisième paradoxe : Les écoles et universités sénégalaises ont été fermées dès l’annonce des premiers cas de coronavirus ou cas importés qui, en un moment donné, ont fait que le « modou-modou » du village ou du quartier jadis bien perçu dans nos représentations sociales, a été très vite rejeté du moins considéré comme un ‘‘malpropre’’. Au moment où la courbe épidémiologique augmente avec son lot de conséquences sur nos hôpitaux  et nos réceptifs hôteliers, au moment où les fameux cas communautaires qui étaient la principale crainte du professeur SEYDI ont gagné certaines de nos grandes villes pour se diriger progressivement vers nos campagnes dépourvues de plateaux techniques relevés, au moment où notre personnel de santé et les forces de sécurité commencent à être infectés, comment peut-on comprendre cette volonté manifeste d’inviter les enfants à regagner les salles de classe ?  Ne perdons pas de vue que la cartographie actuelle du virus montre que la maladie se propage de plus en plus pour toucher à ce jour selon les dernières statistiques, vingt-trois départements sur quarante-cinq, douze régions sur quatorze.

Quatrième paradoxe : Les pays dotés d’infrastructures sanitaires plus équipées et plus modernes ont connu d’énormes difficultés avec la progression du coronavirus. Plongés dans un confinement total durant plusieurs semaines, certains pays développés, après avoir retrouvé l’espoir de vivre, avaient initié un déconfinement progressif mais prudent qui intègre la réouverture des écoles pour des classes bien définies. Dans certains pays, le volontariat a été même proposé aux écoliers pendant que d’autres ont décidé de reporter les enseignements à la rentrée prochaine. Des esprits avertis ont même indiqué que des pays développés sont dans une dynamique de re-confinement après avoir échoué leur déconfinement. A mon humble avis, nous avons aujourd’hui toutes les chances de s’inspirer des expériences vécues ailleurs pour mieux vivre avec ce virus, mais on dirait que chez nous, l’expérience n’est pas valorisée à sa juste valeur.

La liste des paradoxes est loin d’être exhaustive, mais nous vous laisserons le soin d’en déceler d’autres, peut-être même plus importants, pour aborder la série d’interrogations ou de questionnements qui nous habite depuis l’annonce officielle de la reprise des cours le 02 juin 2020.

 La première interrogation concerne le transport : dès l’annonce de la suspension des cours, certains enseignants et élèves sont allés rejoindre leur domicile familial. Avec l’interdiction du transport inter-régions et inter-départements, comment assurer le transport dans des conditions de sécurité sanitaire, au maître d’école qui habite fongolémi et qui enseigne à mbelane, soit environ 400km à parcourir ? Même si dans son lieu d’origine le virus n’est pas encore présent, cet enseignant n’est-il pas exposé au risque de le choper sur le chemin du retour pour ensuite le transmettre à ses élèves et aux populations de son village d’accueil ? Avons-nous pensé aux risques de stigmatisation dont serait victime cet enseignant à qui on a obligé de transporter le virus dans ses bagages pour sauver une année scolaire. ?

L’une des mesures sanitaires les plus prudentes en vigueur jusque-là est de mettre en quarantaine pour 14 jours, les voyageurs provenant des zones infectées. L’enseignant venant de Dakar ou de Touba, pour ne pas dire des villes épicentres du virus qui débarque dans le village de Mbine Diégane serait-t-il mis en quarantaine avant d’être en contact avec ses élèves pour plus de sécurité ?

Parlant toujours du transport, nous avons une pensée notamment pour les enfants de la capitale sénégalaise qui seront obligés de reprendre les « ndiaga-ndiaye » et « car-rapide » pour rejoindre quotidiennement leurs écoles. Les cas communautaires sont entrain de faire tâche dans plusieurs milieux de notre capitale. Personne n’a aujourd’hui confiance à personne. Dans ces conditions, avons-nous le droit de laisser les enfants se bousculer encore à 07h du matin pour trouver un « car-rapide » ou un bus devant les conduire à leurs écoles respectives avec tous les risques de contamination possible ? Quand on se bouscule pour avoir une place dans un car ou un bus, a -t-on le temps de penser à la distanciation sociale, au port correct du masque, etc. ?

La deuxième interrogation concerne le respect des gestes barrières sanitaires : Il a fallu pour nous adultes, une série de campagnes de sensibilisation couplée parfois de mesures coercitives pour que le respect des gestes barrières commencent à être une réalité même si nous sommes conscients du danger quotidien qui nous guette. Si nous avons du mal à respecter correctement les gestes barrières sanitaires, qu’en sera-t-il des innocents enfants qu’on veut envoyer à l’école ? Dans les recommandations du ministère de l’éducation, le port du masque, la distanciation sociale, le lavage des mains, l’usage du thermoflash pour mesurer les températures, etc. seront systématique dans toutes les écoles. Quelle structure se chargera de doter les écoles en équipements complets et à temps : les collectivités territoriales, les Inspections d’Académie, les partenaires de l’école, les parents d’élèves, … ?

Peut-on demander à un enfant de porter un masque de 08h à 12h au moins tous les jours pendant deux mois environ ? Avons-nous mesuré les risques psychologiques du port quotidien du masque pour l’enfant en termes de comportement au sein de sa classe, de performance, voire même sur le plan sanitaire ?

Pour le respect de la distanciation sociale, le ministère de l’éducation a décidé de mobiliser pour chaque école, l’ensemble des enseignants pour la continuité pédagogique mais aussi pour veiller à l’application effective de cette mesure à l’intérieur de la cour de l’école durant les recréations. Ces heures de repos constituent certes des moments de rassemblements pour les élèves, mais il ne faudrait pas perdre de vue que le chemin de l’école constitue également un important espace de rassemblements des gamins, un lieu pour s’adonner à leurs jeux favoris que nous ne devons pas négliger si nous voulons une application correcte de la distanciation sociale. L’idée d’épargner les enseignants atteints de maladies chroniques de cette réouverture des classes est à saluer mais elle doit être bien encadrée et élargie aux élèves et aux équipes administratives des écoles.

Quant à l’usage du termoflash, il permettra certes de renseigner sur la température des élèves et autres acteurs de l’école. Qu’en est-il de son efficacité face à un malade considéré d’asymptomatique ? Si un malade asymptomatique existe par malheur dans une classe, combien d’élèves pourra-t-il infecté au sein de sa classe ou de son école sans s’en rendre compte ?

Au-delà des équipements à mettre à la disposition des écoles, il est envisagé leur désinfection avec le soutien des collectivités territoriales. Les moyens humains, financiers et logistiques sont-ils disponibles dans toutes nos régions et départements pour couvrir l’ensemble de nos établissements scolaires surtout si on se réfère aux effectifs actuels de nos services d’hygiène et l’immensité de la tâche qui les attend.

La troisième interrogation est relative à la disponibilité des enseignants pour certaines disciplines : Les professeurs de mathématique, de philosophie, etc. deviennent de plus en plus une denrée rare, surtout dans les zones les plus reculées du pays. Avec la distanciation sociale et la diminution des effectifs par salle de classe qui devraient conduire à leur éclatement, sommes-nous rassurés d’avoir dans chaque école, suffisamment de professeurs aptes à conduire de tels enseignements ?

La quatrième interrogation concerne l’acceptation de cette décision par les différents acteurs de l’école : le ministère de l’éducation a bien confirmé que des concertations ont été menées avec tous les acteurs de notre système éducatif. Le 10 mai 2020, la Fédération Nationale des Enseignants pour le Renouveau de l’Education a sorti un communiqué pour marquer son d’accord sur la réouverture des écoles tout en invitant « les parents à ne pas laisser leurs enfants braver les risques de la mort sur le chemin de l’école ». Elle sera suivie par le Collectif des Gouvernements scolaires mis en place par les élèves qui, lors d’un point de presse tenu le 13 mai 2020 à Guédiawaye a exprimé ses inquiétudes avant de dire non à ce qu’il considère comme « un sacrifice que le gouvernement veut leur imposer ».

Même si des concertations ont été menées, la réaction de ces deux entités laisse penser qu’il n’y a pas encore un consensus dans cette volonté de l’Etat de rouvrir les salles de classe. N’est-il pas plus prudent de poursuivre le dialogue, les concertations avec les différents acteurs suivant une approche plus participative et inclusive pour prendre en compte l’ensemble des avis et recommandations pouvant permettre d’aboutir à une décision intégrant l’évolution de la pandémie dans notre pays ?

Cela nous semble fondamental si l’on sait qu’une décision d’ouverture des lieux de culte a été récemment prise par le Chef de l’Etat à la demande de certains chefs religieux. A notre grande surprise, son application ne sera pas effective partout au Sénégal car, la communauté chrétienne et certains guides religieux ont préféré de façon diplomatiquement, décliné cette opportunité offerte par l’Etat pour poursuivre en toute sécurité sanitaire leurs prières à l’intérieur de leurs maisons en attendant l’évolution de la maladie.

En définitive, nous pouvons retenir qu’une année blanche ou invalide n’est souhaitable par aucun acteur de la société car, les préjudices seront subis à la fois par l’Etat, ses partenaires, les parents d’élèves et les apprenants eux-mêmes pour ne citer que ceux-là. Cependant, comme le dit l’adage wolof, « mbala ngaay nane nam neefa ». Autrement dit, entre sauver des vies et sauver une année scolaire, il n’y a pas de doute que nous gouvernants choiront la première option conformément aux mesures hardies qui ont été très tôt prises par l’Etat sénégalais pour bien maitriser la maladie.

L’assouplissement des mesures de riposte contre la Covid 19 était, en un moment donné, une nécessité pour ne pas asphyxier notre économie et permettre à chaque père de famille de pouvoir réunir sa dépense quotidienne. C’est pourquoi, la réouverture des marchés et des « loumas » a été saluée par une bonne partie des citoyens même si cela demande un accompagnement et un suivi adéquat pour que ces lieux de commerce ne se transforment pas en foyers de contamination du virus.

Pour la réouverture des salles de classe par contre, il nous semble, au regard du débat actuel qu’il a partout suscité, que la réflexion devrait être poursuivie et approfondie pour ne pas entrer dans un scénario de « réouverture-refermeture » des écoles.

Dans cette lutte contre cette pandémie, le Sénégal a été au début partout cité en exemple. Nous saisissons cette occasion pour rendre un hommage bien mérité aux spécialistes de la santé, aux services de sécurité et de défense et à l’ensemble des acteurs impliqués qui, sous la vision éclairée de l’Etat déploient quotidiennement d’immenses efforts pour endiguer cette maladie.

Le virus est toujours là. Sauvons nos enfants pour mieux protéger nos personnes âgées.

Oumar DIOUF

Sociologue

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