La fuite de millions de documents et transactions bancaires à la BGFIBank révèle certaines des activités de l’ancien chef de l’État de la République démocratique du Congo, Joseph Kabila. Dix-neuf médias et cinq ONG ont enquêté sur l’une de ses sociétés, Port de Fisher dont il devient actionnaire majoritaire en 2015. Port de Fisher était, en septembre 2018, le plus gros compte en volume de dépôts de la BGFI. Enquête réalisée avec Mediapart, De Standaard, KVF, NRC, PPLAAF et The Sentry.
« Port de Fisher ? Ça n’existe plus depuis la Première Guerre mondiale », explique Fabrice Mabiala, patron d’une auberge qui porte ce nom à Boma, en République démocratique du Congo (RDC), sur les rives du puissant fleuve Congo, à une centaine de kilomètres en amont de l’océan Atlantique. « C’était le port privé d’un colon et ça se trouvait là-bas », ajoute-t-il encore en désignant un point au loin. « Juste au-dessus, il y a sa maison et les carcasses de ses Mercedes. Il est le premier à avoir importé des voitures au Congo. »
L’histoire n’est sans doute pas exacte et la véritable orthographe du nom de ce deuxième classe belge, qui débarque vraisemblablement en 1890 sur les rives de Boma et qui y meurt quatre plus tard, est Fischer.
« Fisher », « Ficher », les habitants de cette ville commerçante l’écrivent de toutes les manières possibles, comme les banquiers de la BGFI. Sans savoir que le « Port de Fisher », qui n’existe plus depuis un siècle, est devenu le nom d’une société. Depuis novembre 2015, elle a un actionnaire majoritaire célèbre : l’ancien chef de l’État, Joseph Kabila.
L’enquête Congo Hold-up montre qu’à la suite de cette prise de contrôle, Port de Fisher a reçu 3,3 millions de dollars d’argent public supplémentaires, fournis par la Banque centrale, la Commission nationale électorale indépendante (Céni) et l’Assemblée nationale.
Notre enquête est basée sur plus de 3,5 millions de documents et des millions de transactions issus de la banque BGFIBank, obtenus par Mediapart et l’ONG Plateforme de protection des lanceurs d’alerte d’Afrique (PPLAAF), et analysés par 19 médias, dont Radio France internationale (RFI), coordonnés par le réseau européen EIC, et cinq ONG internationales (PPLAAF, The Sentry, GEC, Resource Matters, Public Eye).
En septembre 2018, Port de Fisher est devenue le premier déposant à la BGFIBank avec près de dix millions de dollars de dépôts, loin devant le ministère des Finances. Nous avons cherché à comprendre les activités réelles de cette mystérieuse société du désormais sénateur à vie Joseph Kabila.
Indice #1 : Financer la rénovation du yacht Enigma XK
C’est un succès fulgurant. Port de Fisher a vu le jour six années plus tôt, le 20 août 2012, à en croire le registre congolais des sociétés. Selon des statuts de cette société datés du 28 septembre 2013 et obtenus par notre partenaire, l’ONG The Sentry, ses activités ont des allures de fourre-tout : commerce général des produits agricoles, exploitation portuaire, prestations de services de toute nature, manutention, entreposage, transport fluvial, lacustre, maritime et terrestre.
Le nom de Joseph Kabila ne figure a priori pas parmi les actionnaires de départ. Ce sont deux sociétés d’un duo d’hommes d’affaires membres du premier cercle de l’ancien président, déjà au cœur de nos révélations Congo Hold-up : le Belgo-Congolais Alain Wan et le Belge Marc Piedboeuf.
La société African Research Maintenance and Development Limited (Aremad), une société gérée par la famille Wan, détient 65% des parts. Elle est basée aux îles Vierges britanniques, paradis fiscal parmi les plus opaques du monde.
Interrogé par notre partenaire PPLAAF sur les bénéficiaires effectifs de cette société, André Wan, le fils d’Alain et député provincial du Kongo Central, nous a transmis un document officiel des îles Vierges qui présente sa sœur comme l’actionnaire unique d’Aremad et assure qu’elle représente « uniquement » les intérêts de sa famille.
L’autre actionnaire de Port de Fisher, avec 35% des actions, est l’entreprise de BTP bien connue en RDC, MW Afritec, propriété, elle aussi, d’Alain Wan et de Marc Piedboeuf.
Port de Fisher est domicilié Route des poids lourds à Kinshasa, au siège de plusieurs de leurs sociétés dont MW Afritec et Carrières du Congo. La gérante de Port de Fisher, Cléopatre Fumu, femme de confiance du duo Wan-Piedboeuf, travaille pour les trois sociétés.
Dans le partenariat d’affaires entre l’ancien président Kabila et le duo belgo-congolais, on a parfois du mal à distinguer qui possède quoi. Wan et Piedboeuf ont, par exemple, été les actionnaires majoritaires de la puissante société agricole Grands Élevages du Bas-Congo (GEL), avant de la céder à Ferme Espoir, une société appartenant à l’ancien président Joseph Kabila. GEL reste aujourd’hui gérée par Marc Piedbœuf.
Et c’est aussi vrai pour le yacht Enigma XK qui, depuis une enquête de nos confrères du journal Le Monde en 2017, est attribué à Joseph Kabila. Son propriétaire est officiellement une société appelée MW Afritec SA comme l’entreprise de BTP congolaise, mais immatriculée aux îles Marshall, un paradis fiscal sorti de la liste noire de l’Union Européenne en 2019.
Ce somptueux yacht de 73 mètres a tout d’une folie princière. Véritable palace flottant, il est doté d’un salon à colonnades, d’un héliport, d’un sauna et d’un jacuzzi. Le pont est suffisamment grand pour y loger une Jeep et des jet-skis. C’est un ancien patrouilleur de la marine écossaise qui a été entièrement rénové pendant trois ans à La Rochelle par l’entreprise française Atlantic Refit Center. Montant des travaux, selon Le Monde : 25 millions d’euros. Ce chantier pharaonique est couronné en 2014 par le prix de la meilleure rénovation de yacht de l’année, décerné par le magazine Boat International.
Interrogés à l’époque sur le financement de ces travaux, Alain Wan et Marc Piedbœuf assurent, par courriel au journal Le Monde, que « les fonds de la réalisation du navire viennent de Mme Virginie Mambimbi [la mère d’Alain Wan], de Marc Piedbœuf et des dividendes d’Afritec pendant ses heures de gloire. »
Les documents Congo Hold-up révèlent, au moins en partie, la face cachée de cette opération. Pour la rénovation de l’Enigma, trois sociétés de la nébuleuse Wan-Piedboeuf ont viré depuis la BGFIBank, entre mai 2012 et mars 2014, pour un total de cinq millions d’euros au chantier naval français Atlantic Refit.
MW Afritec et Carrières du Congo ont payé 2,7 millions d’euros. Mais les 2,3 restants, soit 3,1 millions de dollars au taux de l’époque, viennent d’une société dont personne ne connaissait l’existence : Port de Fisher.
L’analyse des comptes de cette société révèle qu’au moment de ces virements, en 2013, Port de Fisher est au moins en partie alimentée par la société d’importation de viandes et de poissons Egal, appartenant à des personnalités du premier cercle de Joseph Kabila et dirigée par le duo Wan-Piedboeuf.
Le 29 juillet 2013, l’un des comptes d’Egal à la BGFIBank vire 1,5 million de dollars à Port de Fisher.
À cela pourrait s’ajouter un financement en liquide. Le 14 août, sur ce même compte d’Egal, un retrait d’un montant de 1,755 million de dollars est effectué. Un montant équivalent au centime près est versé en deux dépôts à partir du 29 août sur celui de Port de Fisher.
Le lendemain, le 30 août 2013, Port de Fisher ordonne son premier virement vers Atlantic Refit Center qui s’occupe de la rénovation d’Enigma. Deux autres seront effectués dans les semaines qui suivent.
Ces révélations pourraient avoir un large écho en République démocratique du Congo, car Egal est aujourd’hui sous enquête pour avoir reçu durant cette période des montants colossaux de la part de la Banque centrale du Congo (BCC).
Notre enquête, basée sur les documents Congo Hold-up, montre que sur les 3,1 millions de dollars versés par Port de Fisher pour la réhabilitation du yacht, au moins 794 000 dollars pourraient provenir de ces fonds de la BCC.
Wan et Piedboeuf ne dépensent pas l’argent sans compter. Ils supervisent de près les travaux d’Enigma, via MW Afritec. Un des sous-traitants français porte plainte en justice contre la société du duo pour obtenir le paiement de factures d’un montant total de 390 429 € que le duo conteste. Le sous-traitant obtient même la saisie conservatoire du bateau par une ordonnance datée du 31 octobre 2014. Elle sera confirmée par deux décisions de justice jusqu’à la chambre commerciale de la cour de cassation en 2017.
À noter que juste avant la première décision, Alain Wan et Marc Piedboeuf prennent soin de changer Enigma XK de pavillon. Jusqu’au 10 octobre 2014, ce navire est immatriculé à Saint-Vincent-et-les-Grenadines, pays ayant ratifié la convention de Bruxelles (de même que la France) qui autorise ce type de saisie. Il va passer sous pavillon des Îles Marshall, pays non signataire.
La créance a-t-elle été finalement payée ? En tout cas, le yacht a été vu pour la dernière fois au large du Cap, en Afrique du Sud. Selon son manager, Per Brag, de l’entreprise Shipping FO, il serait à l’heure actuelle « en réparation » dans ce port.
Interrogé par notre partenaire PPLAAF, Per Brag assure que « le propriétaire ultime du yacht est M. André Wan, c’est la personne avec laquelle nous avons fait toutes les affaires » et que ses employés « ont passé un certain temps à bord et n’ont appris l’existence de personne d’autre, pas plus que l’équipage à bord ».
Indice #2 : capter des fonds publics
Le 10 novembre 2015, au cours d’une assemblée générale extraordinaire de la société, l’actionnariat de Port de Fisher change complètement.
Aremad cède 55% du capital à la Société Les Grands Élevages du Bas-Congo (GEL), détenue à 100% par Ferme Espoir qui appartient elle-même à Joseph Kabila (80%) et à deux de ses enfants, Joséphine Sifa Kabange (10%) et Laurent-Désiré Kabila (10%), un enfant qui porte donc les mêmes prénoms et nom que son célèbre grand-père.
Une société inconnue, Allamanda Trading Limited, devient son associé à raison de 35% du capital social. Une source du premier cercle de Joseph Kabila assure à notre partenaire The Sentry qu’elle lui appartient aussi. Contacté, Joseph Kabila n’a pas donné suite.
L’ancien président est donc l’actionnaire majoritaire de Port de Fisher et bénéficiaire principal de ses comptes à la BGFIBank.
Cette société sous le contrôle de Joseph Kabila a reçu des fonds publics. Port de Fisher reçoit indirectement plusieurs virements d’un montant total de plus de 1,5 million de la Commission électorale de la RDC (Céni). Entre décembre 2016 et juin 2017, ces fonds transitent par un compte interne à la BGFI appelé « OAR Change ».
Pour la centrale électorale congolaise, ces opérations apparaissent comme des opérations de change.
En décembre 2016, 953 000 dollars sont ainsi prélevés.
Entre mars et juin 2017, la Céni a changé, à huit reprises, des francs congolais (CDF) contre des dollars. Mais à chaque fois, la BGFI, sous le contrôle de Francis Selemani Mtwale, frère de Joseph Kabila, en a prélevé une partie au passage pour les virer à Port de Fisher, pour un total de 593 000 dollars.
Port de Fisher a également reçu des fonds de la Banque centrale du Congo depuis son compte à la BGFI. En octobre 2017, ce compte a viré à Port de Fisher l’équivalent de 1,75 million de dollars, dont 225 000 fournis quelques jours plus tôt par l’Assemblée nationale.
Parmi les autres contributeurs de Port de Fisher, on découvre en février 2017 les Établissements Sinaco, un importateur de ciment chinois qui vire 1,1 million de dollars du compte Sinaco à la BGFI. Son gérant, Tony Kapalata, assure n’avoir « aucune relation » avec la société de Joseph Kabila. « S’il s’avère que ce que vous me dites est vrai, je serai le premier à porter plainte contre la banque », ajoute-t-il.
Indice #3 : Payer une société sans adresse
Dans les dépenses de Port de Fisher, certaines interpellent.
Le 5 février 2016, 500 000 dollars en liquide sont déposés sur le compte de la société. Quatre jours plus tard, Port de Fisher vire l’argent sur un compte à la banque ING de Bruxelles d’une société nommée « Mambimbi Wan Afritec ». Le nom évoque MW Afritec, la société congolaise de travaux publics du duo Wan-Piedboeuf ou encore MW Afritec SA, propriétaire du yacht Enigma.
Sauf que la facture justifiant ce paiement a été émise par une autre société, « MW-Afritec Marine », basée au 14/10 rue Gatti de Gamond, dans un quartier résidentiel peuplé d’immeubles de la très chic commune bruxelloise d’Uccle. Officiellement, il s’agit du paiement, par Port de Fisher, des « frais de réparation, architecture et conception » du navire Casino II à La Rochelle, l’endroit même où le yacht Enigma a été rénové.
Nous n’avons pas trouvé trace d’un Casino II dans les bases de données publiques. Contacté, le chantier naval de La Rochelle Atlantic Refit Center n’a pas répondu.
Il y a encore plus embarrassant. De toute évidence, la société qui a reçu l’argent n’existe pas. Il n’y a aucune trace de sociétés dénommées Afritec, « Mambimbi Wan Afritec », « MW-Afritec Marine » au registre belge du commerce, ni en longeant les trottoirs de la rue Gatti de Gamond à Uccle.
Au numéro 14, il n’y a qu’une maison familiale. Au numéro 24/10, notre partenaire De Standaard a trouvé trois autres sociétés liées à la famille Wan, dans un immeuble banal avec vue arrière sur une académie de jeunes footballeurs. Le nom sur la sonnette est « Wan/Egal EU SRL ». Dans une autre facture, la société fantôme « Mambimbi Wan Afritec » est déclarée domiciliée au 1416 de la même rue. Ce numéro n’existe pas.
Cette société sans domicile connu, « Mambimbi Wan Afritec », a perçu au total 9,1 millions de dollars sur son compte à la BGFI : 6,6 millions d’Afritec et d’une autre société de Wan et Piedboeuf, 500 000 dollars de Port de Fisher, et deux millions de Sud Oil, la société écran au cœur des révélations Congo Hold-up, qui a détourné 92 millions de dollars des caisses de l’État.
► À lire aussi : Congo Hold-up: Sud Oil, la siphonneuse du premier cercle de Joseph Kabila
Qui était le titulaire du compte bancaire à l’ING de Bruxelles ? Qu’est devenu cet argent ? La Banque ING a refusé de répondre, ainsi que les familles Wan et Piedboeuf, considérant que nos informations sont « pour la plupart mensongères » et notre démarche motivée par l’« intention manifeste de nuire ». Le 3 novembre, avant même la publication de cet article, leur avocat a déposé plainte pour « dénonciation calomnieuse » contre nos partenaires Mediapart, De Standaard et PPLAAF, auprès d’un procureur général de Kinshasa.
Deux ans plus tard, en juin 2018, Port de Fisher vire cette fois 940 692 dollars à la société Congo Premier. Elle appartient à Victor Kasongo Shomary, à l’époque administrateur de la BGFI et ancien membre du conseil d’administration de Kwanza Capital, l’une des sociétés de la galaxie Sud Oil. Ce virement permet à Victor Kasongo de rembourser un prêt de plus de 900 000 dollars qu’il avait contracté auprès de cette banque.
Interrogé par l’enquête Congo Hold-up, ce dernier donne sa version : il possédait, à l’époque, une ferme et des terrains, qui jouxtaient l’immense domaine présidentiel de Kingakati. Propriété de Ferme Espoir, la société personnelle de Joseph Kabila, ce domaine abrite l’une de ses résidences privilégiées et son zoo personnel peuplé de centaines d’animaux sauvages.
Pour solder son prêt, Victor Kasongo indique avoir vendu son domaine à « la Ferme Espoir de la famille Kabila », et pas du tout à Port de Fisher. « Je ne connais pas la société mentionnée et je n’ai rien signé avec eux », a-t-il insisté. C’est pourtant bien Port de Fisher qui a payé.
Indice #4 : Construire un port ?
Port de Fisher devient le plus gros déposant de la BGFIBank et toutes ces opérations ont lieu alors que la banque n’avait « aucune information sur les actionnaires et dirigeants de la société ». C’est ce qu’on apprend dans un tableau Excel intitulé « Suivi des activités » diffusé en interne le 24 juillet 2017 par le service de conformité de la banque.
Les documents Congo Hold-up montrent même que les comptes de Port de Fischer sont bloqués en 2018 et que toutes les opérations sont « forcées » à chaque virement, chèque ou retrait liquide demandé par le « client ».
Par exemple, le 11 mai 2018, un employé demande à Moreau Kaghoma, directeur des opérations de la BGFIBank : « Pouvez-vous forcer opération de retrait. Motif: Blocage Débit. Montant : 799 300 $. Client : SPRL PORT DE FICHER ». Il ne faut pas s’attendre à plus d’explications, même en interne. Les messages sont économes en mots. Contacté, Moreau Kaghoma a renvoyé pour toute question à la BGFI qui, elle, n’a pas donné suite à nos questions.
Mais que fait Port de Fisher ? Difficile de le comprendre, même avec 3,5 millions de documents bancaires et plus encore de transactions en notre possession.
Dans le procès-verbal de l’assemblée extraordinaire de Port de Fisher, daté de novembre 2015, qui officialise la participation de Joseph Kabila, une autre société fait son entrée au capital : la Société commerciale des transports et des ports (SCTP, ex-ONATRA), une entreprise publique moribonde qui gère notamment le port principal de Boma, avec 10% des parts.
Nous avons posé la question à la gérante de Port de Fisher. Cleopatre Fumu, gérante de la société et femme de confiance du duo Wan-Piedboeuf. Elle nous a répondu que Port de Fisher a tenté, à une date non précisée, de créer avec la SCTP un « port sec » destiné à désengorger le port principal de Boma, projet qui n’a « malheureusement […] pas retenu l’attention du ministère ». Joseph Kabila n’était pas, selon elle, actionnaire de Port de Fisher à l’époque. Nos documents montrent pourtant qu’il est entré au capital en même temps que la SCTP.
Mais une analyse d’une demande de financement de la société MW Afritec vient remettre en cause cette version. Dans un document adressé par e-mail le 30 janvier 2017 au directeur général de la BGFIBank RDC, Francis Selemani Mtwale, qui est aussi le frère de Joseph Kabila, on apprend que « dans le cadre de la réhabilitation du Parc à conteneurs de la SCTP à BOMA, la société MW AFRITEC a signé un contrat avec la SCTP d’une valeur d’USD 18.093.348,75 » et « étant donné les travaux à faire, les conteneurs existants doivent être déplacés vers le Port de Fisher ».
Selon ce document, ce contrat a été signé le 21 août 2015, moins de trois mois avant le changement d’actionnaire chez Port de Fisher.
Ces travaux de modernisation ont été officiellement lancés par le directeur général de la SCTP, en présence de responsables de MW Afritec, en août 2015.
En 2017, quand MW AFRITEC demande un financement à la BGFIBank, il annonce à la banque signer « un protocole d’accord avec la société EGAL pour le remboursement des travaux à hauteur de 70% de la valeur totale du projet soit USD 12.665.344,13 ». L’analyse de la demande de financement d’Afritec précise que « les différents paiements effectués par la société EGAL à la SCTP dans le cadre des frais générés par les envois (de conteneurs) serviront pour le paiement des travaux effectués par MW AFRITEC ».
Ce déplacement de conteneurs vers le Port de Fisher annoncé à la BGFI intrigue car, officiellement, il n’existe pas de port de ce nom à Boma. Pour les habitants, Port de Fischer est le nom d’une auberge, d’une avenue, d’un marché, et ce nom vient du soldat belge arrivé à la fin du XIXe siècle. Sur internet, seule une occurrence pourrait correspondre à la mystérieuse société de Joseph Kabila. Dans une plaquette datée de 2019, Group Guang Ping International (GGPI) se vante d’avoir construit un « Port de Fisher à Boma ».
Or, dans cette ville du Kongo Central, il n’y a que deux ports : celui de l’État, géré par la SCTP, qui devait être rénové, et celui de Kuntuala Terminal, dont la construction a justement commencé en 2017. Nous nous sommes rendus sur place. Sur la colline qui surplombe ce port privé, est installée une « concession privée Kuntuala » et, sur les panneaux signalant l’entrée, figurent des affiches qui mentionnent Group Guang Ping International. Nous sommes bien dans le village où ont été installés ses employés qui ont construit le port de Kuntuala.
Kuntuala est-il le nouveau nom de Port de Fisher ? En tout cas, c’est le port du premier cercle de Joseph Kabila. Depuis ce terminal, on peut voir surgir, à travers ses grilles, des camions, tous appartenant à ce noyau d’hommes d’affaires dont les intérêts se confondent souvent avec ceux de l’ancien chef d’État. Il y a les camions de MW Afritec, la société de BTP du duo Wan-Piedboeuf, ceux d’Egal et de Coete Gaz, notamment liés à Albert Yuma, actuel patron de la Gécamines.
On trouve une station essence Kuntuala à Kinshasa, au 4 rue poids lourds, siège officiel de Port de Fisher et de plusieurs autres sociétés du duo Wan-Piedboeuf.
Indice #5 : S’ouvrir vers l’international
Contacté, Kuntuala Terminal se défend par écrit de tout lien avec Port de Fisher et parle d’une « confusion ». Bien que « Kuntuala Terminal » n’apparaisse pas sur le site du registre national des sociétés, il se présente comme une « entreprise » ayant « adhéré » à un « groupement d’intérêt économique » (GIE). « Les différentes parties prenantes et membres du GIE sont connus et identifiés sur notre site web », nous explique-t-on encore. Sur ce site, figurent les logos d’Egal et de plusieurs autres sociétés contrôlées par le premier cercle de Joseph Kabila et notamment par le duo Wan-Piedboeuf : Oritrans, Agence Maritime Kuntuala, African Shipping et Kuntuala Terminal.
Kuntuala Terminal a-t-il bénéficié d’un report de trafic de conteneurs du port public de Boma ou même d’argent qui était destiné à la rénovation de ce port ? Kuntuala dément et affirme que ces travaux ont été effectués « de manière progressive » et que ce port « n’a jamais été fermé ».
Tous les travaux prévus ont-ils été effectués ? Contactée, la SCTP n’a pas répondu à nos questions. En tout cas, le 15 mai 2021, lors de son discours d’investiture, le nouveau Premier ministre Jean-Michel Sama Lukonde a, à nouveau, affiché parmi ses objectifs la réhabilitation et la modernisation du port public de Boma.
Kuntuala Terminal est en tout cas devenu aujourd’hui, pour la RDC, une fenêtre sur le monde. L’un des exemples les plus parlants, c’est African Shipping, membre du groupement d’intérêt économique derrière Kuntuala Terminal. Cette société a supprimé son site internet en 2019 pour une raison inconnue. Mais nous avons eu accès à une copie antérieure. African Shipping propose les services d’au moins cinq navires frigorifiques, El Nino, Kuntuala, Erini, Nova Caledonia, Kubilai Khan, immatriculés dans différents ports. Son principal partenaire est une société du groupe néerlandais Kloosterboer, Flushing Shipping Agencies (FSA) qui, à son tour, propose sur son site « l’expédition directe de conteneurs à Boma, en RDC, avec un délai de transfert de 16 jours » et l’expédition « de conteneurs en Inde et au Moyen-Orient ».
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Nous avons cherché à comprendre les relations d’affaires entre African Shipping et cette société néerlandaise et leurs liens avec Kuntuala Terminal. Il se trouve que le groupe néerlandais Kloosterboer et FSA viennent d’être rachetés depuis juin 2021 par l’un des leaders mondiaux de l’importation de produits surgelés, l’américain Lineage Logistics. Interrogé, ce géant du secteur assure « tout ignorer » de possibles liens avec Joseph Kabila et son premier cercle. FSA « agit en tant qu’agent et courtier pour African Shipping dans le port néerlandais de Vlissingen ».
En République démocratique du Congo, personne ne semble connaître Port de Fisher, mais Kuntuala fait régulièrement la Une de l’actualité.
L’an dernier, en pleine crise entre Joseph Kabila et son successeur Félix Tshisekedi, selon l’agence congolaise de presse, Acacia Bandubola, à l’époque ministre de l’Économie, avait appelé Kuntuala Terminal à se conformer aux lois en vigueur en République démocratique du Congo.
Interrogé sur ces déclarations, Kuntuala Terminal assure être « une entreprise régulièrement constituée qui dispose de toutes les autorisations, agréments, homologations requises et délivrées par les institutions congolaises pour exercer son objet social. » Effectivement, en ce même mois de septembre 2020, il obtient coup sur coup deux agréments, comme port et comme affréteur de navires. L’enquête Congo Hold-up établit pourtant que ce port privé opérait déjà depuis plus d’un an.
Ces accusations sur l’illégalité de Kuntuala Terminal persistent. Depuis octobre 2021, les agents de la SCTP ont lancé un mouvement de grève pour obtenir le paiement de plusieurs années d’arriérés de salaires et les investissements promis par l’État. Ils exigent aussi la fermeture de « ports privés illégaux » dont Kuntuala qu’ils accusent « d’asphyxier les ports d’État ». « Le président Tshisekedi nous avait promis en janvier de les fermer », lance un gréviste. « Mais jusqu’ici, rien ne se passe. Qui peut s’opposer à un ordre du chef de l’État ? » Interrogé sur les propriétaires réels de ces ports privés qui ont pullulé dans plusieurs villes de la RDC, l’agent de la SCTP sourit : « Vous savez très bien qui c’est ! Tout ça, c’est pour Kabila. »
RFI