Si le coronavirus est présent dans les différents coins du globe, la façon dont elle est perçue de part et d’autre détermine largement, et les stratégies mises en place pour le contenir, et les succès obtenus. De cette perception dépend dès lors, du moins en partie, l’avenir immédiat de tous les pays frappés par la pandémie.
Ma surprise a été grande hier, lorsque faisant un achat dans un grand magasin, j’ai remarqué l’énorme écart qu’il y avait entre ma perception de la maladie et celle que certains de mes compatriotes en avaient. Alors que je patientais le temps d’un essayage d’un consommable informatique, j’écoutais, sans en donner l’impression, quatre jeunes discuter sur une théorie qui m’a franchement ébranlé. Pour eux la maladie n’existe pas au Sénégal, du moins elle n’a pas l’ampleur que les autorités lui donnent ! L’un d’eux a ouvertement dit qu’il ne porte son masque que pour ne pas avoir de problème avec la sécurité. Un autre, plus surréaliste, dit qu’il soupçonne les autorités d’avoir un intérêt dans cette pandémie et notamment dans le fait qu’elle dure le plus longtemps possible. Car pour lui, c’était une aubaine pour une élite rapace de mobiliser le peuple, d’emprunter de l’argent, de faire semblant d’aider le peuple pour en fin de compte se remplir les poches. Un troisième, plus sarcastique, prétend que beaucoup de mariages seront scellés grâce à l’argent issu de cette pandémie. Et pour lui, le tintamarre et la psychose qui accompagnent la gestion de cette pandémie par les autorités étaient juste provoqués pour trouver une légitimation de l’usage scandaleux des 1000 milliards !
Que faire face à une telle perception de la réalité qui est là, mais que nous ne vivons décidément pas de la même façon ? J’étais déconcerté de constater qu’il y avait à côté de moi des agents potentiels du coronavirus, mais en y pensant plus sérieusement je finis par dédramatiser ce que je venais d’entendre. Si je dois exiger d’eux qu’ils aient la même perception que moi, je devrais peut-être aussi essayer de comprendre la leur, de la respecter. Peut-être qu’il y a quelque chose de vrai dans cette perception. Peut-être que même si c’est une perception déformée du réel, elle pouvait contribuer à agir sur celle-ci.
La perception, c’est avant tout le ressenti, le vécu ; peu importe la question de savoir si elle vraie ou fausse. Quand un halluciné dit qu’il voit un serpent ou un monstre qui menace de le dévorer, on peut toujours douter de son ancrage dans la réalité, mais on ne pourra jamais passer sous silence ce qu’il « voit », car c’est ce qui détermine sa réaction. On nous rétorquera que la perception n’est pas une simple sensation (percipere veut dire « prendre ensemble », « récolter » les sensations) : il y a donc du subjectif et de l’objectif dans l’acte de percevoir. De quel droit devrions-nous alors nier le subjectif de quelqu’un, et quel impact cette négation aurait sur notre rapport commun au monde ?
Pour l’individu que je suis et pour la communauté dans laquelle je vis, ignorer une telle perception serait une attitude aussi coupable que l’est celle-là à nos yeux. Nous devons donc faire avec, trouver des solutions avec, prévoir avec.
Cette perception étrange révèle un grave déficit de confiance entre ceux qui sont censés agir au nom de la communauté et les membres de celle-ci. Comment soigner un patient qui considère que la cure que vous lui administrez est un poison pour sa santé ? Si chaque initiative prise par les autorités est perçue par le commun des mortels comme un subterfuge pour s’enrichir encore sur le dos des populations, la lutte contre le coronavirus sera pour longtemps encore ce qu’on appelle « brasser de l’air ».
Ce que nous qualifions péremptoirement d’indiscipline et de défiance chez les Sénégalais n’est pas peut ce que nous croyons. Pourquoi ne pas, une bonne fois pour toutes, remettre en cause nos formes et moyens de communication sur la pandémie ? Il y a peut-être un problème de légitimité qui se pose : moralement des gens victimes de l’incurie, de la corruption et de la concussion, de leurs élites ne peuvent plus donner carte blanche à ces dernières. Et c’est cela le danger ! Il s’y ajoute que ceux qui sont chargés de faire la communication sur cette pandémie sont généralement perçus (à tort ou à raison) comme des « doorkat » (manœuvriers juste mus par leurs intérêts) par les cibles de cette communication ! L’excès de communication est ennemie de la communication, et le folklore n’est jamais un moyen de communication durable.
Il faut également rattacher cette désinvolture apparente de nos concitoyens aux prévisions ultra alarmistes faites en amont par certaines officines étrangères. Là également la perception nous a joué de mauvais tours. L’écart qu’il y a entre ces prévisions macabres et la résilience naturelle ou organisée des population donne du crédit à la posture de celui qui dit qu’il y a derrière le fait (réel ou imaginaire) de la maladie des intrigues destinées à nous aveugler davantage. La mise en scène que les gouvernants ont adoptée dans la gestion de la crise a fortement influencé la perception que les populations en ont finalement.
Bref, il y a assurément beaucoup d’effort à faire encore dans la gestion de cette pandémie relativement à la perception qu’en ont les citoyens. Il faut soit changer la perception que les gens ont de la chose (ce qui nécessite un changement radical du mode de communication et de son contenu), soit partir de cette perception même en vue d’inventer des stratégies originales mais adaptées à nos réalités. Quelle a été la place des psychologues, des sociologues, des anthropologues et des historiens dans l’élaborations des stratégies de lutte ? La collaboration des chefs religieux a-t-elle été sollicitée et suffisamment exploitée ? Dans une société où les gens croient beaucoup à la pharmacopée traditionnelle, est-il raisonnable de ne pas leur trouver des espaces d’expression au sein du comité de crise ?
Alassane K. KITANE