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Crise des Rohingya : voici l’histoire du Gambien qui a traduit Aung San Suu Kyi devant la CIJ

Les actions du ministre gambien de la Justice Abubacarr Tambadou ont obligé Aung San Suu Kyi à se rendre à La Haye pour nier que l’armée de son pays commettait un génocide.

Alors que la plus haute juridiction des Nations unies est sur le point de se prononcer sur cette affaire, Anna Holligan s’intéresse à l’homme qui affronte la lauréate du prix Nobel.

C’est un détour inattendu qui a conduit Abubacarr Tambadou, de son domicile dans le minuscule pays d’Afrique de l’Ouest qu’est la Gambie, à vivre une révélation au bord d’un camp de réfugiés à Cox’s Bazar, au sud-est du Bangladesh.

En écoutant les récits des survivants, il a dit que la « puanteur du génocide » a commencé à se répandre du Myanmar (anciennement Birmanie) au Bangladesh.

« J’ai réalisé à quel point c’était plus grave que les images que nous avions vus sur les écrans de télévision », a-t-il déclaré à la BBC.

« Les militaires et les civils organisaient des attaques systématiques contre les Rohingyas, brûlaient les maisons, arrachaient les bébés des bras de leurs mères et les jetaient vivants dans des buchés, rassemblaient et exécutaient les hommes ; les filles étaient violées en bande et subissaient toutes sortes de violences sexuelles ».

Les Rohingya sont une minorité musulmane dans un Myanmar essentiellement bouddhiste.

Ces scènes effrayantes ont rappelé à M. Tambadou les événements survenus au Rwanda pendant le génocide de 1994 qui a coûté la vie à environ 800 000 personnes.

« Cela ressemblait beaucoup au genre d’actes qui ont été perpétrés contre les Tutsis au Rwanda ».

« C’était le même modus operandi – le processus de déshumanisation, en le désignant par son nom – il portait toutes les marques du génocide ».

« J’ai conclu dans mon esprit que c’était une tentative des autorités du Myanmar d’anéantir complètement le groupe ethnique Rohingya ».

Le Myanmar a nié avoir commis un génocide et a publié cette semaine un « résumé » d’une enquête gouvernementale qui caractérise les massacres comme une réponse « au hasard » de l’armée aux attaques des militants musulmans.

Publié quelques jours avant l’arrêt de la CIJ, il semble être une tentative d’innocenter les autorités de toute « intention », ce qui est essentiel pour caractériser un crime de génocide.

Au tribunal, Aung San Suu Kyi a fait valoir que cette enquête nationale enlève toute légitimité à toute intervention internationale.

Pour M. Tambadou, il ne pouvait rester sans rien faire.

« Il s’agit de notre humanité après tout », a-t-il déclaré en s’exprimant.

« Sur le plan personnel, je suis dégoûté par ce que j’ai entendu et vu. Sur le plan professionnel, je pensais que le Myanmar devait être tenu responsable de ces actions [et] une façon de le faire était de porter l’affaire devant la Cour internationale de justice ».

Pour cet ancien procureur du tribunal des Nations unies pour le Rwanda, le fait de se retrouver dans un camp de déplacés au Bangladesh à réfléchir à ce qu’il fallait faire n’était pas une coïncidence mais une question de « destin divin ».

Le Myanmar est accusé d’avoir violé la convention sur le génocide. Chacun des 149 pays qui ont signé le traité aurait pu être à l’origine de l’affaire, mais c’est la Gambie, sous la direction de M. Tambadou, qui a pris l’initiative, soutenue par l’Organisation de coopération islamique, un groupe de 57 pays principalement musulmans.

La Gambie a demandé à la CIJ de statuer en urgence sur sa demande de mesures provisoires visant à prévenir tout nouvel acte de violence ou de destruction et à préserver toute preuve d’actes de génocide contre la population musulmane rohingya.

Simon Adams, directeur de l’organisation de défense des droits de l’homme Global Centre for the Responsibility to Protect, a déclaré qu’il n’y avait qu’un seul homme ayant le courage, les compétences et l’humanité nécessaires pour tenter de faire en sorte que le Myanmar rende compte des atrocités présumées.

« Certains craignaient des représailles de la part des Chinois », a-t-il déclaré.

« D’autres ont dit que ce n’était pas le bon moment, que c’était trop risqué politiquement. Mais j’ai été impressionné par son courage. Il a compris ce qui allait se passer sous la pression, mais il a développé une stratégie pour y faire face ».

Cette agilité a été développée au cours des premières années de M. Tambadou.

Né en 1972, il a grandi à Banjul, la capitale de la Gambie, où il était l’un des enfants d’une fratrie de 18 frères et sœurs.

C’était une famille musulmane polygame traditionnelle et son père avait trois épouses.

Jeune homme, il excellait dans le sport, glanant des lauriers pour son pays dans le football. « Je n’étais pas un mauvais joueur », reconnait-il modestement.

Des amis proches persécutés

L’homme de 47 ans a décrit son enfance comme étant « chanceuse ». Sa famille de classe moyenne pouvait payer à la fois une éducation secondaire privée à la maison et un diplôme universitaire britannique.

Craignant de décevoir son père, il a abandonné ses aspirations sportives et a choisi une voie plus académique.

« Je n’avais jamais eu l’intention d’étudier le droit. Mais… la première place universitaire qu’on m’a proposée était de faire un diplôme de droit [à l’université de Warwick] et j’ai donc dévié ma carrière ».

Après avoir obtenu son diplôme, il est rentré chez lui et a d’abord travaillé comme procureur.

De plus en plus conscient de la situation politique en Gambie, ses amis et lui ont commencé à dénoncer les violations des droits de l’homme.

En avril 2000, les célèbres forces de sécurité du président Yahya Jammeh ont ouvert le feu sur des foules de manifestants pacifiques, tuant 14 étudiants, un journaliste et un volontaire de la Croix-Rouge.

M. Tambadou a vu ses amis proches poursuivis et persécutés, mais c’est la pression de sa famille, préoccupée par les conséquences de son opposition au régime de Jammeh, qui l’a finalement convaincu de chercher des opportunités en dehors de sa patrie.

C’est ainsi qu’a débuté sa carrière dans la justice internationale.

L’exil qu’il s’est imposé l’a conduit au tribunal des Nations unies mis en place pour juger les meneurs du génocide rwandais, où il était chargé de poursuivre l’ancien chef d’état-major de l’armée rwandaise, le général de division Augustin Bizimungu.

Il pensait que ce qu’il faisait « n’était pas seulement de poursuivre les génocidaires rwandais », a-t-il déclaré.

« C’était une façon pour nous, Africains, d’envoyer un message à nos dirigeants… Je voyais cela comme une lutte africaine pour la justice et la responsabilité plutôt qu’une lutte rwandaise ».

Un exemple pour les petits États

Après la chute de Jammeh au début de 2017, M. Tambadou est retourné en Gambie pour servir dans le cabinet du président Adama Barrow – le nouveau président de la Gambie.

Le ministre des affaires étrangères du pays, Ousainou Darboe, devrait se rendre au Bengladesh, mais, empêché, il a demandé à M. Tambadou d’y aller en son nom.

Ce dernier a répondu : « Pourquoi pas ? »

« Vous pouvez appeler cela une coïncidence », dit-il en riant.

Une femme Rohingya pleure alors qu'elle traverse le Bangladesh continental depuis Shah Porir Dwip le 24 novembre 2017 à Cox's Bazar, au Bangladesh.Copyright de l’imageGETTY IMAGES
Image captionCette femme Rohingya dit que des soldats ont tué sa mère

Mais la prochaine mission de M. Tambadou pourrait être plus proche de chez lui.

Des protestations ont éclaté dans la capitale gambienne, Banjul la semaine dernière. Les partisans de l’ancien président Jammeh lui demandant de rentrer chez lui après son exil en Guinée équatoriale.

Dans une fuite d’enregistrement, on pouvait entendre l’ancien leader en exil dire qu’il soutenait les manifestations.

Le ministre de la justice pense qu’il est peu probable qu’il revienne, mais s’il le fait, il dit que Jammeh sera arrêté.

« Rien ne me ferait plus plaisir que de voir l’ancien président Jammeh faire face aux crimes qu’il a commis contre les Gambiens ».

« Heureusement, je n’ai jamais rien eu à faire avec lui. Je me suis opposé et j’ai méprisé ses méthodes brutales et sauvages depuis le jour où il a pris le pouvoir ».

Les autorités ont maintenant commencé à discuter sérieusement de l’endroit le plus viable pour porter des accusations contre M. Jammeh.

Toutes les options sont actuellement sur la table – un procès national, un tribunal régional ou un tribunal international.

M. Tambadou pense que le moment est venu pour la Gambie de reprendre sa place sur la scène mondiale. En matière de droits de l’homme, il affiche une ambition audacieuse : « Nous voulons montrer l’exemple ».

« L’affaire devant la CIJ est la Gambie qui montre au monde qu’il n’est pas nécessaire d’avoir une puissance militaire ou économique pour dénoncer les oppressions. L’obligation juridique et la responsabilité morale existent pour tous les États, grands ou petits ».

Bbc-Afrique

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