Quand j’ai appris ton hospitalisation et pris la mesure de la gravité de ton mal, je me suis persuadé que le corps médical sénégalais ferait des miracles pour rendre réversible le processus qui semblait te conduire vers l’irréparable. Quand la nouvelle est tombée, nous étions tous incrédules. Nous n’étions pas naïfs, exceptés des fanatiques illuminés ou de rares adeptes des thèses complotistes, pour ne pas croire à la réalité de la tragédie mondiale provoquée par le Covid 19.
Celui-ci ne dévoile-t-il pas chaque jour sa face hideuse et son allure macabre en plongeant dans le deuil quotidien les nations du monde, par le fauchage brutal des êtres humains, sans distinction de race, de sexe, de classe sociale, de pays, de rang et de gardes ? Nous étions encore, jusqu’à l’annonce de ta mort, naïfs peut-être de penser que la pandémie, on ne sait par quel miracle impossible, ne ferait pas de morts chez nous ! Même les rares personnes qui savaient que tu faisais partie des deux victimes du Covid 19 et dont l’état de santé inspirait de sérieuses inquiétudes à tes soignants, ne voulaient pas croire à cette issue fatale.
Pourtant, comme pour préparer l’opinion à recevoir une tragique nouvelle, ces mêmes soignants avaient parlé de la gravité de la situation, tout en tentant de rassurer. Hélas, en dépit des efforts inouïs des médecins sénégalais, à la tête desquels le professeur Seydi, rien n’y fit. Ton décès plonge la France, l’Afrique et le Sénégal dans un douloureux deuil.
Surprise, stupéfaction et consternation ! Comme dirait Sénèque : « tu as tes occupations et la vie se hâte ; sur ces entrefaites la mort sera là, à laquelle, bon gré mal gré, il faut bien finir par se livrer ». Le Covid-19 a fini de te livrer à la mort, le Sénégal et la France expriment leur peine ; les deux nations sont pleinement assaillies par la douleur et le chagrin. Un profond sentiment d’impuissance et de désarroi qui est , sans aucun doute, à la hauteur de ce que tu as représenté et symbolisé, pour l’un et l’autre pays. Alors que le Sénégal priait, tout en utilisant également tous les moyens à sa disposition : son savoir-faire médical, ses capacités techniques, son attention à un malade spécial et particulier pour lui, en vue de te sortir de là, la France également se tenait prête pour te donner toutes les chances qui pourraient t’aider à éviter de te laisser terrasser définitivement par le virus.
Deux pays, deux nations, unis et solidaires autour d’un homme, toi, pour éviter le pire. Hélas Pape ! Le Sénégal et la France unis par une dualité de bon aloi, pour la mise en commun d’efforts et de moyens, en vue de produire les synergies utiles qui devaient aider à sauver leur enfant. Cet enfant dont la tête, avec deux faces, est comme celle de Janus : l’une regardant vers sa patrie d’origine où il s’est éteint, et l’autre, tournée vers cette France qui l’a vu grandir et réaliser une vie intense et réussie. Cette dualité dont tu es une marque significative est, en définitive, le reflet de ta vie même. Celle-ci a ébloui la France, en consacrant une réussite personnelle d’abord. Ensuite, celle d’une communauté – même si je sais que ce mot déplaît là-bas – qui s’est entièrement retrouvée en toi. Toutes choses dont ton pays d’origine est si fier. Tu es le symbole marquant de l’enfant noir, très tôt tenté par l’aventure de l’émigration en Occident.
A l’arrivée, ce ne fut pas, comme pour tous les immigrés un cadeau du Ciel. Au contraire ! Pape, tu as vite compris, qu’à force de travailler, en étant surtout exigeant avec toi-même, intransigeant par rapport au respect qui t’est dû, tu es arrivé au sommet de la pyramide. Tu as réussi à te placer au sommet de ton art, tant dans ta profession de journalisme, que dans tes fonctions de dirigeant sportif. Tu y es arrivé, en portant en bandoulière des principes et des valeurs comme savent en faire valoir des hommes de ton acabit. Tu disais dans une vidéo devenue virale sur Interne depuis l’annonce de ton décès : « Tout principe a une contrepartie. Sinon c’est un préjugé. Si tu peux dire merde à ton patron, la contrepartie c’est qu’il peut te virer. Pour aller plus loin dans ce que je fais, ma ligne directrice a toujours été dans ma vie d’aller jusqu’au bout de mes objectifs, de mes projets. C’est ce qui me permet de conserver ma dignité. C’est ma manière de voir la vie ».
Belle et digne manière de vivre la vie que tu as lâchée à soixante-huit ans. Digne, vous l’avez été comme le soulignait avec lucidité cet éminent intellectuel dont les travaux dans le domaine du sport font autorité en France, Pascal Boniface dans « De but en blanc » : Diouf a choisi entre son poste et son honneur. Tu es parti en ayant pleinement rempli sur terre ta mission d’homme et de citoyen. Et, qui plus est, sur des terrains, des lieux et en des temps a priori peu favorable. Et pour tout cela, tu fais la fierté de tout un continent. Ce n’est pas un hasard que ton destin soit lié à celui d’un autre géant d’Afrique, lui aussi emporté par le Covid-19, Manu Dibango.
Diouf-Dibango, deux destins liés
Curieuse coïncidence dans vos itinéraires ! Lui aussi a quitté très jeune l’Afrique pour partir en France. Lui-même dit qu’il est parti à l’âge de quinze ans. Et toi à 17 ans renseignent plusieurs sources. Tout ceci me fait croire que le hasard, pour ne pas dire Dieu, a décidé de lier vos destins dans la tragédie de cette pandémie. Il a procédé ainsi, pour mieux vous montrer, pour vous distinguer et vous célébrer dans la grande masse des nombreux enfants du continent immigrés en France qui ont marqué de très belle manière, de leur empreinte, la pratique de leur métier, lui dans le secteur de la musique, et toi dans le journalisme et le management du sport, le football en particulier.
J’exagère rien, vous êtes tous les deux célébrés et applaudis, au-delà du cercle des immigrés d’Afrique. Cercle dans lequel certains esprits voulaient vous maintenir à jamais. Ceux-là, incapables de procéder à des mues essentielles adaptées à notre époque, ils ont toujours ainsi tenté de vous réduire à votre origine. Et ceux-ci, éternellement piégés par le récit de l’histoire coloniale, refusant ainsi de te voir et de te regarder autrement que par le prisme déformant de cette même histoire coloniale, sans l’avouer, ont été bluffés par l’insolence de la manière par laquelle tu es monté haut en France et pour demeurer au sommet jusqu’à la fin de ta vie.
Pour eux, tu ne pouvais être autre chose qu’un simple immigré ; tu leur as prouvé qu’ils se trompaient lourdement. En choisissant, entre mille exemples possibles, tes fonctions de président de l’Olympique de Marseille, je témoigne de ta réussite dans ce milieu spécial de la présidence des clubs de football, réputé dur et quasi hostile, surtout à un noir, comme tu l’as souvent relevé. Bernard Tapie est le seul à avoir fait mieux que toi à la tête de ce club très particulier. Et encore que, lui, était à la fois propriétaire et président du club. Il a en plus duré plus que toi dans ses fonctions. Tu as eu une belle carrière en France et reçu le respect dû à ton statut et ton rang là-bas. Le prestigieux quotidien sportif français, l’Équipe titrait le mardi 31 mars 2020, à la Une de son édition électronique du soir : » Notre Pape est mort ». Au-delà de l’affection sincère traduite dans ce titre, on comprend que tu as appartenu à deux nations. Dommage, nous aurions tous souhaité que ta vie soit plus longue que soixante-huit (68) ans. Tragique, le Covid-19 en aura décidé autrement. En tout état de cause, Pape, ta vie aura été bien remplie ; c’est peut-être bien cela l’essentiel. J’ai envie de conclure en retournant à Sénèque qui a dit » La mort est bien lourde pour celui qui meurt trop connu des autres, mais inconnu de lui-même ». Ta mort illustre parfaitement le propos et donne raison au philosophe.