Par
Marouba FALL
Écrivant, auteur de LIS TES RATURES 4, Essais littéraires et politiques.
Officier de l’Ordre du Mérite
Chevalier de l’Ordre national du Lion.
La politique, de façon générale, est l’ensemble des réflexions et des actions contribuant à une meilleure organisation de la cité. Elle concerne donc tout citoyen disponible et responsable. Cependant, elle est presque devenue un métier pour une catégorie de citoyens dont l’ambition est de détenir un pouvoir ou une parcelle de pouvoir pour subsister en participant à la gestion des affaires publiques. Bien comprise, elle repose sur de solides connaissances conçues comme sciences enseignées à l’Université. Pourtant le constat est que, dans un pays comme le nôtre où grenouillent plus de trois cents partis et un nombre incalculable de mouvements d’activistes, au nom de la démocratie, chacun se lance en politique selon son instinct. Ce qui aggrave la situation, c’est l’absence d’écoles de partis où le militant est formé idéologiquement ou, pragmatiquement, de façon politiquement correcte. Ainsi assiste-t-on à un mélimélo déconcertant où les organisations partisanes officiellement reconnues, bien structurées et défendant un projet de société plus ou moins fiable, se résignent à coexister voire à collaborer avec des groupuscules informes ou à de vraies coteries familiales ou ethniques.
Sait-on vraiment ce qui fait courir tout le beau monde qui anime la scène politique nationale ? Malin qui pourra distinguer celles et ceux qui se préoccupent du devenir du pays de celles et ceux que fait se bouger et vociférer la politique du ventre !
Rien d’étonnant qu’en ce mois de novembre 2024, à la veille des élections législatives, la transhumance, qui a des points communs avec le plus vieux métier du monde, soit un sujet de débat qui fait couler beaucoup de salive et d’encre. Ce qui émeut, c’est sans nul doute la manière cavalière et le moment choisi par certaines personnalités pour faire faux bond à leurs camarades. Se battre bec et ongle pour figurer en bonne place sur une liste électorale et, sans crier gare, rallier le camp adverse, ce n’est point trahir, c’est se trahir soi-même en baissant le masque !
Honte aux parjures qui se font, politiquement, hara-kiri ! Mais une question taraude les esprits. Que se passe-t-il pour que ceux qui, hier, houspillaient les transhumants et souhaitaient briguer le suffrage des électeurs sous la seule bannière de leur parti, ouvrent les bras à toute une racaille désertant le camp de l’adversité ? Le président du PASTEEF cherche-t-il, à tout prix, une majorité absolue à l’Assemblée nationale, à l’issue des élections du 17 novembre 2024 ? S’est-il vite rendu compte que miser sur les seuls adeptes du Projet devenu le référentiel 2050 est une gageure risquée ? Tant mieux pour lui s’il estime prudent d’accueillir les adeptes du ralliement opportuniste et amoral ! Peut-on lui reprocher de changer de disque ? Est-ce sur les transhumants qu’il faut tirer à boulets rouges ? Sans chercher à les défendre, ne doit-on pas faire un effort pour les comprendre, dans le contexte désespérant d’un pays où la compétence, la rigueur dans le travail et l’engagement patriotique ne paient point ? Feu Iba Der THIAM disait en substance : au Sénégal, la compétence est un crime ! De mon côté, je me suis souvent demandé s’il ne faut pas verser ailleurs tout l’argent dépensé pour l’École et les universités si les dirigeants préfèrent s’entourer de médiocres et d’analphabètes, de larbins incultes et de laudateurs sans état d’âme !
Transhumer, n’est-ce pas perdre patience dans une situation d’attente indéterminée de porte de sortie vers l’accomplissement personnel ou collectif ? N’est-ce pas une version abâtardie de ce qu’on appelle « soutien » à une personnalité marquante ou à un parti au pouvoir, de ce que Me Abdoulaye WADE a conçu comme « contribution » avant de faire du Parti Démocratique Sénégalais (PDS) un parti d’opposition et enfin de l’entrisme qui est une stratégie d’infiltration des instances dirigeantes et de judicieuse imprégnation de la réalité gouvernementale ?
Ailleurs, un mouvement de soutien est une aubaine pour un homme politique, pour un parti. Il soutient par la réflexion, la mobilisation et la sensibilisation, mais surtout par les moyens financiers et logistiques gracieusement mis à la disposition. Ici, on devrait parler de mouvement de « soutenus », car ses membres sont transportés, désintéressés pour leur déplacement, fournis en t-shirts et en casquettes pour les hommes, en tissus pour les femmes. Ils font partie du troupeau électoral trimbalé d’un meeting à l’autre, d’une région à l’autre. Il s’agit pour chacun d’eux de faire l’âne pour avoir du son.
La contribution et l’entrisme sont des stratégies qui ont permis à celui que le poète-président appelait Laye-Njombor, d’abord, de faire admettre son parti comme une voie participative à un multipartisme rationalisé, ensuite de siéger parmi les tenants du pouvoir et de se familiariser avec les arcanes d’un État moderne.
La contribution, le soutien et l’entrisme ne corrompent pas la morale et n’engagent nullement la liberté individuelle ou collective. Ils laissent au citoyen et au groupe organisé la possibilité de s’abstenir ou de changer de posture. À la veille des élections présidentielles, Me WADE et ses militants promus ministres n’hésitaient pas à quitter le gouvernement de DIOUF pour aller battre campagne pour leur propre compte. La transhumance est, à vrai dire, abjecte, parce qu’elle implique, au-delà de la trahison de sa famille politique, un reniement de soi, de ses convictions, surtout d’un idéal auquel aspirait une frange importante de ses concitoyens. Mais que vaut un slogan comme « sàmm sa kàddu » quand la parole respectée ne pèse pas aussi lourd qu’une mallette remplie de billets de banque ou la promesse d’une planque juteuse au palais de la République ou à la primature ? Les Sages de chez nous affirment : « Bala ngaa gore, da ngay goor ci dara ! ». À ce propos me revient une anecdote glanée au bout des lèvres du défunt Samba Diabaré SAMB. À la veille de la proclamation des résultats d’une élection à laquelle participait Maître Lamine GUÈYE, un de ses proches lui souffla : « Sa xel na dàl. Gor ñépp yaw la ñu àndal ! » (Gardez confiance, car toutes les honnêtes gens sont avec vous !) Et le charismatique avocat de rétorquer : « Mo tàx, àmuma yaakaar ndax gor bareetul ! » (C’est la raison pour laquelle j’ai perdu espoir, car les honnêtes gens ne sont plus légion !). Un vieux plaisantin de mon quartier, discutant avec moi sur la transhumance qui défraie la chronique, la soutient de manière imagée : « Ku dëkk Gore mba Ngor te gooroo ci dara, da nga mujj a tuxu ! (Une personne ayant élu domicile à Gorée ou à Ngor, si elle ne trouve pas de gagne-pain, finira par déménager). Certains dictons wolofs légitiment la posture des « pigeons voyageurs » : « Leketu kese naxul i bëy !» (Une calebasse vide n’amadoue point des caprins) et « Màg du sëgg fu dara nekkul ! » (Un adulte ne se baisse pas s’il n’y a rien à ramasser !).
La transhumance politique est la désolante conséquence d’une triste réalité que subit une masse importante de nos concitoyens qui, tâcherons, manœuvres, ouvriers temporaires, artisans, artistes ou hauts fonctionnaires, sont en fait, tous, des góorgóorlu c’est à dire des citoyens laborieux aux revenus précaires, contraints de tirer le diable par la queue dans un pays où le logement, la nourriture, la santé, l’éducation échappent au pouvoir d’achat qui se rétrécit comme peau de chagrin. Il faut admettre que, sous nos cieux, les gens font de la politique comme on fait des affaires pour tirer son épingle du jeu. Loin d’être un engagement patriotique désintéressé, la politique se révèle comme un pis-aller pour la survie. C’est pourquoi la comparaison du transhumant à un animal domestique n’est pas fortuite. Se désolidariser de ses camarades de lutte, c’est déserter, jeter aux orties sa dignité. Renier ses croyances en contrepartie de biens financiers ou matériels, c’est une façon de se prostituer.
Transhumer, c’est mettre en mal son humanité, c’est se transhumaniser. En effet, l’homme qui peine à dompter son instinct alimentaire est assimilable à la bête prisonnière de ses besoins élémentaires.
Dakar, le 11 novembre 2024.