Face à la recrudescence du départ massif des jeunes et des conséquences du « mbeuk mi » ou la traversée il est urgent de repenser le problème.
C’est pourquoi notre responsabilité est d’essayer d’expliquer la motivation des jeunes et dans le même sillage proposer des solutions durables.
Ceux qui émigrent, que ce soit de façon régulière ou clandestine, depuis la nuit des temps ont généralement le désir ardent de réaliser un projet qu’ils estiment incapables de concrétiser dans leur propre pays. Ce projet peut être politique (exilés politiques), culturel ou intellectuel (cas emblématique de Souleymane Bachir Diagne, Felwing Sarr, Mamadou Diouf…) ou bien économique.
Cependant le motif économique est la principale cause de l’émigration clandestine. En effet des jeunes qui pensent qu’ils ne peuvent pas réaliser leur rêve au Sénégal tentent à tout prix d’aller en Europe. Contrairement à ce que beaucoup de personnes pensent, la plupart de ces jeunes ne sont pas chômeurs, car ils ont des activités économiques formelles ou informelles qui leur permettent de pouvoir dégager des subsides pour financer leur aventure.
Les causes et les motivations des jeunes sont faites de perceptions et de pressions multiformes.
La réussite sociale de leurs frères et sœurs qui vivent en Europe (Espagne Italie, France …) est aussi un des plus grands catalyseurs de ce phénomène social. En effet ceux-là parviennent à mettre leur famille dans des conditions sociales enviables avec de belles maisons, et un train de vie très agréable surtout quand ils viennent en vacance (circuler avec des voitures, distribuer généreusement des billets de banques, se marier avec les belles filles du quartier…). Ceci exerce sur eux une pression psychologique très forte et intensifie leur désir de quitter le pays pour être parmi ces soi-disant « élus sociaux ».
Dans notre société où les familles polygames sont nombreuses, les rivalités liées à ce phénomène sont très fortes et parfois embrasent la pression psychologique soulignée plus haut qui est renforcée par les clivages sociaux. Ceux qui réussissent sont les élus à adorer et à respecter et ceux qui tirent le diable par la queue sont les exclus de la société. Les « WUJEE » entre coépouses et familles, les « GAARU ALE », les termes « SA NDEYA KO LIGUEY », « LEGUEYOU NDEY AGNU DOOM » sont des concepts frustrants et humiliants qui dégonflent l’orgueil de ces soi-disant exclus sociaux. Pour ces raisons, ces jeunes décident de relever le défi quel que soit les risques qu’ils encourent, « barsa ou barsax ».
Certains parents les encouragent et parfois même leur viennent en aide en finançant leur voyage avec la vente de leurs biens (bijoux, terrains, maisons…)
Évidemment le chômage chronique alimente les causes de ce phénomène de l’émigration clandestine. Vu que les activités économiques dans le monde rural sont très limitées et peu rentables, les jeunes ont l’habitude d’aller dans les villes pour faire de petits boulots (vente à la sauvette…). Avec la politique des municipalités qui vise à réorganiser les villes, les marchands ambulants qui envahissaient les rues de Dakar ne sont plus désirés. Le secteur artisanal et industriel, étouffés principalement par les accords commerciaux de libre-échange et le rythme effréné des importations de tout genre de produits de la chine et de l’Europe, se trouvent structurellement incapables d’absorber la masse énorme de chômeurs continuellement obérée par une consistante croissance démographique.
Sans oublier les nombreux diplômés inadéquatement formés qui arrivent chaque année sur le marché du travail.
L’inadaptation de la formation scolaire et universitaire est un autre facteur qui augmente cette masse de chômeurs car on ne forme pas assez de figures professionnelles capables de booster l’économie. De plus notre mentalité coloniale qui nous incite à être bardé de diplômes parfois inutiles dans le but d’avoir un emploi dans la fonction publique ou dans le privé, nous empêche d’avoir une culture entrepreneuriale. Le rêve de nos étudiants est d’avoir un master 1 et un master 2, non pour créer des entreprises mais pour avoir un emploi rémunéré. Je dois rappeler aussi que les énormes difficultés structurelles pour avoir accès aux financements à bas coût et lancer un projet, complique la situation déjà ankylosée par les problématiques du foncier.
Les conséquences du phénomène à plusieurs niveaux
L’émigration clandestine avec son lot de morts a détruit la vie de nombreuses familles avec des conséquences sociales énormes surtout si les parents du candidat avaient vendu leur bien pour financer le voyage.
Une fois arrivés en Europe ces jeunes ne trouvent pas facilement d’emploi car les NEET (Neither in Employment or in Education or Training) qui sont des jeunes de 20 à 34 ans, qui n’ont ni emploi, ni études et ni formation) sont 20% en Espagne et 27% en Italie en 2019. Les pays européens depuis la crise financière de 2008 n’ont pas encore trouvé une solution pour donner d’emploi structurel à leurs enfants. Subséquemment, nos jeunes qui pour la plupart n’ont pas de formation ni de métier, une fois arrivés en Europe seront employés dans le secteur agricole ou dans des secteurs d’activité très précaires avec des salaires trop bas.
La délocalisation des entreprises occidentales en chine a considérablement réduit l’offre de travail manuel dans les usines. Les entreprises qui gardent leur site de production en Europe, ont souvent recours à l’automatisation de leurs usines avec des robots qui remplacent les ouvriers. C’est ce qui aggrave le chômage de leurs jeunes. Dans ce cas, seul les emplois précaires faiblement rémunérés sont offerts aux immigrés particulièrement dans le secteur agricole et agro-industriel.
Les immigrés clandestins, faute d’avoir des permis de séjour peuvent rester 5 à 10 ans en Europe sans pouvoir retourner au Sénégal. Pour ceux qui ont quitté le pays à l’âge de 25 à 30 ans, le risque de ne pas pouvoir fonder un foyer à temps est très grand et la réalisation de leur rêve devient toujours problématique. En effet, retourner au pays, construire une maison et fonder un foyer n’est plus facile comme c’était le cas avant la crise financière de 2008. Une maison de 20.000.000 de franc (30.000 euro) exige des économies de 10 ans à raison de 300 euro par mois soit 30 à 33% du salaire moyen pour ceux qui ont la chance de travailler 12 mois sur 12 (scénario très difficile pour les clandestins). Une autre difficulté est liée au fait qu’ils n’ont pas accès aux services sociaux de base (médecin de famille, assurance maladie, soutien financier de l’état…). Même s’ils travaillent au noir ils ne peuvent pas avoir de compte bancaire ni acheter de voiture ni avoir un permis de conduire. Ils sont confinés dans ce que je peux appeler la « dark society » ou société invisible ». Pour ces raisons ils vivent dans la précarité et sont la proie de la criminalité organisée (drogue, mafia, prostitution …).
Projet de solutions au problème
Pour arrêter ces voyages suicidaires de nos jeunes dans les pirogues de fortune « barsa ou barsax », nos gouvernements (CEDEAO et Maghreb) doivent prendre des décisions impopulaires pour sauver la vie de leur fils qui périssent dans les océans et le désert. En 2018 The gardian (un journal anglais) déclarait que 34.361 migrants étaient morts dans les océans. Il faut noter que la majeure partie des migrants Africains viennent du Nigeria du Ghana, du Maroc de l’Algérie et de la Tunisie.
Nos gouvernements doivent collaborer avec l’union Européenne pour délocaliser en Afrique (CEDEAO- Maghreb) les centres d’accueil qui sont en Europe. Si des immigrés clandestins prennent les pirogues ou la route (Mali- Burkina Faso- Niger- Libye) et arrivent en Europe, on les renvoie par vols spéciaux dans les centres d’accueil localisés en Afrique et c’est là-bas où se fera le tri pour distinguer ceux qui ont droit à l’asile politique et ceux qui sont des candidats à l’immigration économique.
Ceux qui ont droit à l’asile seront redéployés dans les différents pays qui peuvent les accueillir et les immigrés économiques seront retournés dans leur pays d’origine. Dans ce cas, personne ne prendrait le risque de payer un voyage périlleux pour aller en Europe sachant que s’il arrive saint et sauf, il rebroussera chemin dans la semaine qui suit.
Pour humaniser cette mesure drastique, l’UE doit signer avec nos états (CEDEAO-Maghreb) des accords commerciaux plus équitables en donnant aussi des quotas annuels pour l’immigration régulière, de visa pour les regroupent familiaux et même en instituant le sponsoring.
Pour consolider cette politique, nos états vont arrêter les importations de biens agricoles, de textile, de produits alimentaires et tous les autres produits de faible contenu technique en vue de promouvoir leur production dans nos pays et donner de l’emploi à nos jeunes. Dans ce cas ils devront faire des réformes plus agressives pour booster les secteurs privés nationaux, accroitre les investisseurs étrangers, faciliter l’obtention du financement et l’accès au foncier. La digitalisation la dématérialisation et la démonétisation (les 3D) sont aussi de nouveaux sentiers à bâtir en vue de moderniser l’administration, rendre l’environnement des activités économiques plus efficace et plus efficient et réduire drastiquement la corruption qui freine le développement.
La formation professionnelle doit être intensifiée et les programmes scolaires et universitaires doivent être mis en adéquation aux besoins socio-culturels et économiques de nos pays.
C’est ainsi que le drame de l’émigration peut être transformé en un levier de développement inclusif.
Moustapha Tounkara