ACTUSEN
ContributionNews

De la pertinence des choix de gouvernance et de management public face aux catastrophes et désastres, l’exemple les inondations. La grande confusion !

La presse a rappelé la position du Président de la République sur la problématique des inondations arguant que lors du conseil des ministres du 1er septembre 2021, le Che de l’Etat a invité les membres du Gouvernement à envisager les nécessités suivantes :

  • « avoir une posture d’anticipation dans l’acquisition, les équipements adéquats et adapter la formation des intervenants, tout en développant le sens des urgences et d’accélération des procédures[i]» ;
  • préparer la formulation d’un nouveau programme décennal de gestion des inondations (2023-2033) en cohérence avec le Plan national d’Aménagement et de Développement des Territoires (PNADT), ceci dans une dynamique de développement de la politique d’assainissement ;
  • généraliser l’élaboration des plans directeurs d’urbanisme et d’assainissement dans toutes les collectivités territoriales du pays ;
  • renforcer les ressources humaines, logistiques et financières de l’Office national de l’Assainissement du Sénégal (ONAS), structure qui doit signer un contrat de performances innovant avec l’Etat. »

En outre, lors d’un conseil des ministres récent, au vu de la persistance des inondations, il aurait demandé à l’Inspection générale d’Etat « d’auditer » le Programme décennal de gestion des inondations (PDGI) et de vérifier comment les milliards prévus ont été dépensés depuis l’exécution de ce programme. Quoi de plus normal qu’une telle vérification à supposer qu’elle soit commanditée ? La vérification des projets à haut risque liés aux enjeux stratégiques, opérationnels, financiers, environnementaux, commerciaux, économiques, de santé, aux catastrophes, désastres et d’autres doit être systématique, périodique et rapprochée. Par exemple, le General Accountability Office, en affinant ces méthodes, en est arrivé à produire, chaque année, une série de rapport sur les risques de la nation : une pratique bien inspiratrice… En l’occurrence, j’ai préféré employer le terme « vérification » pour tenter de bien poser le débat, car l’audit, les enquêtes et les investigations de fraudes et de corruption, les évaluations de politiques et des programmes publics sont trois choses d’une nature différente : il peut s’agir d’audit interne, d’une part, d’investigations pour la détection des fraudes, des abus, des gaspillages et des actes de corruption, d’autre part et enfin, d’évaluations des politiques et programmes, voire des interventions publiques. Une certaine partie de la presse en a déduit que le Président de la République avait relevé des enjeux liés aux aspects suivants :

  • « L’efficacité, c’est-dire l’atteinte de résultats liés aux inondations et des enjeux retenus par le programme en l’occurrence l’amélioration des zones inondables, le relogement des populations sinistrées, la planification et l’aménagement, le renforcement de la résilience, la réalisation d’ouvrage de drainage.
  • L’efficience invitant à envisager la question sous l’angle de la productivité des gestionnaires, de délais de réalisation, des extrants obtenus compte tenu de la quantité raisonnable de ressources consommées pour atteindre ces résultats.
  • L’économie en termes d’optimisation et de contrepartie obtenue après qu’un franc CFA dépensé pour obtenir les résultats atteints[ii].

En l’occurrence, un spécialiste attitré se poserait la question des procédés les plus appropriés : l’audit interne ? L’évaluation d’un programme public ? Des investigations de prévention et de détection des fraudes, des abus, des gaspillages, voire de la corruption ? Ou alors une combinaison de ces procédés ? Ces impératifs de réflexion n’ont pas encore été correctement abordés dans tous les pays francophones d’Afrique où la séparation voire la synergie entre les métiers d’audit, d’investigation et d’évaluation au niveau de l’administration publique n’a pas été formulée clairement, en dépit des évolutions récentes. Au gré des experts venant d’ailleurs, des modèles ont été formulés, dans une certaine mesure, « imposés », sans pour autant qu’ils ne soient universels et pertinents par rapport au contexte. En France, le Comité d’harmonisation de l’audit interne de l’Etat a permis d’accomplir d’énormes progrès en ce sens, processus endogène que les pays africains auraient dû entamer depuis longtemps.

La grande confusion : de la faisabilité de l’audit d’un programme qui n’existe plus ?

Dans le cas présent, lors du conseil des ministres du 1er septembre 2021, le Président de la République relevait « la nécessité, pour le gouvernement, de préparer la formulation d’un nouveau programme décennal de gestion des inondations (2023-2033), en cohérence avec le Plan national d’aménagement et de développement des territoires (PNADT), cela dans une dynamique de développement de la politique d’assainissement » En somme l’ancien est « enterré », puisque n’étant plus en vigueur. Pour un professionnel de l’audit interne, se pose alors la question de la faisabilité ou/et de l’opportunité d’un audit interne : s’agirait-il d’auditer ? Serait-il possible d’auditer un programme déjà réalisé, apparemment clos, que le Chef de l’Etat demande reprendre ?

A la lecture des articles et des publications récentes et en tenant compte des apports de personnes qui ont été au cœur de ce projet à un moment donné, les fonds déclarés, bien que prévus au budget, n’ont jamais été dépensés en totalité. Les 767 milliards déclarés n’ont pas été finalement mis à disposition attestant ainsi d’un abandon du programme à mi-chemin, alors que les dégâts liés aux inondations continuent… Au vu de l’évolution des bonnes pratiques généralement reconnues, il est évident que l’auditabilité du système de management public, en l’occurrence de ce programme, aurait dû prendre en compte les sous-systèmes suivants :

  • de planification stratégique et de gestion des performances fondées sur les opportunités et les risques (de non atteinte des objectifs) ;
  • de gouvernance en général et de gouvernance des vérifications, en particulier (audit interne, évaluations, investigations) indépendantes et fortes, incarnées par des conseils, comités des risques, de surveillance, de régulation, selon les cas ;
  • de surveillance (organes et corps de contrôle) indépendante et professionnelle assujettie à la publicité des rapports, à l’obligation de rendre compte des performances et à cet égard à la production de valeur ajoutée et d’impacts.

Par ailleurs, un orthodoxe aurait conclu que les chances d’auditabilité a posteriori d’un tel programme « clos » sont faibles, inexistantes, qu’une telle décision est peu conforme aux normes et aux bonnes pratiques et peu compatible au concept d’audit interne défini par la communauté des auditeurs professionnels :  « une assurance indépendante sur les risques, plus précisément sur la gestion des risques, la gouvernance, les processus internes de contrôles internes, l’efficacité des opérations ». En fait, en principe, l’audit n’est ni l’évaluation des politiques et des programmes publics, ni les investigations de fraudes, de corruption, d’abus et de gaspillages. En réalité, aujourd’hui, l’approche « audit » invite à changer les méthodes et l’organisation tant pour les inspections générales lorsqu’elles sont dans une position « d’auditeur » et les gestionnaires eux-mêmes, dans leurs obligations de performances, d’efficacité, d’efficience, d’économie. En effet, de nouvelles exigences s’imposent à eux, la prise en compte des risques de non atteinte des objectifs, voire des opportunités :

  • Les gestionnaires, ni au demeurant les auditeurs du secteur public, ne doivent pas attendre que les risques se produisent, par exemple ceux liés aux inondations (à l’occupation des zones inondables, à la planification et à l’aménagement, aux capacités de résilience, à la nature des ouvrages notamment de drainage). Conformément au management public contemporain, ils doivent mettre en œuvre tout un cycle qui englobe une planification stratégique annuelle basée sur les risques, des procédés de gestion de la performance encadrés par l’approche risques, la conformité, une gouvernance et des contrôles internes appropriés (au sens de COSO ou modèles voisins). En d’autres termes, la solution n’est pas dans la « guérison », selon l’adage « prévenir vaut mieux que guérir ».
  • Dès lors, le nouveau management public et les acquis actuels de la gouvernance des organisations veulent que les gestionnaires n’attendent pas que les auditeurs débarquent pour auditer, mais qu’ils mettent en place bien avant des systèmes de planification stratégique, de gestion de performance, de gestion des risques, de gouvernance d’entreprise, de contrôles internes.
  • Le rôle des auditeurs est d’évaluer à posteriori leur existence, leur efficacité, conformité, selon des critères variés que l’on peut recenser au niveau des normes et bonnes pratiques internationales d’audit interne. En outre, ceux-ci ne doivent pas attendre que les risques se réalisent pour être « mis » en mission, car c’est un impératif initial de planifier les missions d’une année, notamment celle à venir, en se fondant sur les risques.

Apparemment, l’audit interne évoqué serait difficile à faire pour un programme à l’arrêt, sinon clos. Des manquements à cet égard peuvent être assimilés à du mismagement, propice à une mauvaise maîtrise des risques, mais aussi à un environnement potentiellement frauduleux.

L’autre opportunité : les enquêtes et investigations des fraudes, des abus, des gaspillages et des actes de corruption

Une expérience comparée internationale prouve que les programmes de prévention et de secours lors des catastrophes naturelles, sanitaires ou autres ont été l’occasion de fraudes et d’actes de corruption comme ce fut le cas avec les enquêtes menées à l’occasion de Katrina, etc. En effet, aussi étrange que cela fut, même en ces instants dramatiques, des fraudeurs s’activent (Voir l’article « Quand les programmes de secours et d’appui en cas de catastrophes naturelles ou sanitaires font le lit des fraudes : typologie, clignotants, modi operandi et investigations, Abdou Karim GUEYE). Le lecteur y trouvera certaines indications sur les procédés des fraudeurs et de corruption dans de telles circonstances… Les enquêtes et investigations constitueraient donc une autre approche. Certes, beaucoup de normes internationales invitent les auditeurs à identifier les risques de fraudes, et de les signaler, ce qui permettrait à des spécialistes de les approfondir. Cependant, les investigations de corruption sont souvent complexes et coûteuses en temps, à moins qu’il s’agisse de fraudes banales, puisqu’elles mettent en jeu des complices souvent unis par la loi du silence, de la dissimulation et de la falsification. A l’instar de définitions variées données par de nombreuses organisations (ACFE et autres), la fraude et les investigations liées ont leur substrats doctrinaux (SMORC, Triangle de la fraude, Fudge factor, MICE, etc.), démarches, outils. Dans le cas d’espèce, les vérifications qui seront menées peuvent privilégier la fraude et la corruption, ce qui supposerait des méthodes d’enquête appropriées (dénonciations, témoignages, etc.) En l’occurrence, les débats publics semblent préoccupés par la durée de telles investigations lesquelles prennent forcément du temps, car il faut documenter des preuves et les valider, dans un univers de truquage et de complicités.  En effet, la fraude est complexe et revêt plusieurs formes : fausses déclarations, fausses identités, manœuvres en ligne, candidatures et identités fictives ou douteuses, pots de vin, truquage des offres, surfacturations, substitutions, gonflement de valeurs (temps, prix, quantité), détournement d’actifs, conflits d’intérêt, etc.). Imaginons que l’Inspection générale d’Etat teste toutes ces possibilités, cela prendra forcément du temps. Alors, obtenir la preuve n’est pas si facile que cela. Très souvent, les actes de fraudes et de corruption sont détectés, non pas parce que le vérificateur est talentueux (ce qui est possible), mais parce que d’une part, il existe un environnement de contrôle assez formalisé et d’autre part, quelque part, un dispositif juridique et technique organise et officialise des dénonciateurs qui en l’occurrence ont coopéré, des dispositifs comme les Hotlines qui ont été judicieusement exploités, le whistleblowing, les dénonciations citoyennes, le Qui Tam, etc.

Considérer le programme décennal de lutte contre les inondations comme une politique et/ ou comme un programme public à évaluer

C’est une troisième option qui pose aussi l’enjeu de l’évaluabilité des politiques et des programmes publics au niveau de l’Etat. Par exemple, pour être évaluable, au sens de l’évaluabilité, ce programme ou plan de lutte contre les inondations devrait être conçu sur la base d’un modèle conceptuel de changement, avoir défini des objectifs clairs, avec des intentions connues, projeter des résultats vérifiables, mesurable à l’aide d’indicateurs précis, disposer d’un système d’information permettant d’identifier et d’évaluer clairement les sources d’information, produire périodiquement des rapports de performance, d’évaluation à mi-parcours, etc. Mais, en plus, il faut le souligner que plusieurs « politiques » se sont méfiés de l’évaluation dans un passé où les gouvernements n’aimaient pas cette discipline, dans certains pays. Accepter l’évaluation, c’est officialiser l’analyse de la pertinence, de la logique de gestion du changement, des impacts et des effets, du mérite de la politique et des programmes publics avec une recommandation éventuelle comme la suppression du programme, par exemple. Enfin, ce serait paradoxal de se lancer dans une nouvelle aventure sans que l’ancienne ne soit évaluée ex-post, de manière formative, sommative ou les deux à la fois (Voir les critères d’évaluation des interventions publiques dans les manuels, guides et modèles de maturité pertinents).

Conclusion

 De mon point de vue, il semble bien que les deux hypothèses d’évaluation de programme public et d’investigation et de détection de la fraude, des abus et des gaspillages et de la corruption devraient constituer la priorité pour le cas présent. On reconstruirait par la suite le système de management des inondations et plus généralement des catastrophes et des désastres, en formalisant en son sein un système de planification stratégique, de management de la performance fondés sur les risques, la conformité, la gouvernance d’entreprise, les contrôles internes (au sens de COSO, COSIT et modèle similaires).

Par ailleurs, piloter sans audits internes, sans investigations et enquêtes, sans évaluations, c’est un peu diriger à l’aveuglette. Les manageurs et les leaders seront toujours confrontés au problème des bons choix et en conséquence aux défis de l’arbitrage et des priorités. Alors, mieux vaut se comporter en leader et laisser certains niveaux d’analyse et de mise en œuvre aux professionnels attitrés qui très souvent (s’ils se forment et maintiennent leurs niveaux de professionnalisme), ne réinventent pas la roue et connaissent les normes et bonnes pratiques internationales. Par exemple, au-delà de l’audit, et face à des inondations et à des catastrophes si récurrentes, il serait possible de privilégier des audits (évaluation de la gestion des risques, de la gouvernance du programme et des fonds publics, contrôles internes) ou l’examen des fraudes sur les fonds mis à disposition ou enfin l’évaluation de la pertinence, de la nécessité, de logique de changement, voire mérite des programmes, etc.  Mais, il faut se prononcer sur l’auditabilité, la prédictibilité (prévisibilité conformément aux pour les fraudes et la corruption), sur l’évaluabilité et cela relève des experts. En outre, au vu des rumeurs populaires ou populistes qui confondent audits, évaluations, investigations de fraudes et de corruption, il est impératif de former et de sensibiliser les citoyens et d’aider à démystifier l’audit et le sens que la « voix populaire » lui donne. L’auditeur n’est pas un coupeur de tête, c’est un professionnel dont les activités visent d’une part, à aider les organisations (état, ministères, agences, etc.) à atteindre leurs performances (compte des risques de non atteinte dus aux risques), d’autre part, à évaluer ses processus de management des risques qui peuvent empêcher la réalisation des objectifs, en outre évaluer la gouvernance de l’organisation. Faudrait-il encore que ces dispositifs soient mis en place.

Par ailleurs, dans les pays où le management public, les vérifications/la surveillance (audit, investigations, évaluations) ont été réformés et ajustés aux normes et aux bonnes pratiques internationales, cette typologie a été minutieusement organisée. En outre, les métiers d’audit, d’évaluation, d’investigation font l’objet de formalisations par des instances appropriées. L’audit interne y est annuel au moins, s’exécute dans des périodicités plus rapprochées… Si un risque est élevé et d’importance stratégique pour la nation, il doit être audité régulièrement ; comme me disait un auditeur général, il ne pouvait pas prendre le risque de ne pas auditer la compagnie aérienne de son pays, chaque année, à cause de son poids dans le PNB (un exemple de risque économique et financier).

Pour conclure, sur l’auditabilité, il me parait pertinent, eu égard aux normes et bonnes pratiques professionnelles, que les systèmes de vérification interne de l’Etat soient réformés. On n’aurait pas dû attendre qu’un programme de ce genre, aux enjeux stratégiques énormes et à risques élevés, soit clôturé, directement ou indirectement, pour parler d’audit… Les audits a posteriori d’un programme sont discutés, discutables, très peu conformes à la définition générale de l’audit interne. Leur faisabilité pourrait se heurter à d’énormes problèmes de collecte d’éléments probants au sens de l’audit (risque d’audit élevé), à des contestations… Car si la documentation n’est plus disponible ou a été falsifiée, il y a de fortes chances que l’analyse des processus de gestion des risques, de la gouvernance, des contrôles interne, de la conformité soit difficile à opérer. Faudrait-il encore que ceux-ci soient formalisés. Une aubaine pour contester !

Une autre considération est qu’il est préférable de privilégier une gouvernance anticipatrice fondée sur une planification stratégique basée sur les risques, une gouvernance forte d’encadrement, des contrôles internes modernisés, la gestion des performances, etc., et de libérer le corps et organes de contrôles.  Dans cette perspective, plusieurs états modernes et démocratiques, au-delà de la séparation des pouvoirs, tendent à créer un nouvel équilibre entre le management, la gouvernance et la surveillance. La démocratie n’est pas simplement une affaire juridico-constitutionnelle, mais bien plus, un pari de leadership, d’éthique et d’intégrité, un ensemble de pratiques sociales et culturelles (Cf. le succès du Botswana).

Il nous faut des managers forts et responsabilisés, assujettis à la surveillance de corps et des organes de contrôles forts et indépendants, investis de la responsabilité de gérer les risques, les performances, les contrôles internes, la conformité. En outre, il faut aussi des leaders engagés qui élèvent la voix, impulsent et s’engagent. Enfin, il faut une gouvernance qui encadre (instances de contrôle interne, de normalisation, de supervision, de contrôle internes sous forme de comités, conseils, etc.) et supervise (audits, investigations, certifications, évaluations, etc.)

Abdou Karim GUEYE, Inspecteur général d’Etat à la retraite. Ancien Directeur général de l’Ecole Nationale d’Administration et de Magistrature du Sénégal. Consultant international en gouvernance, management et surveillance. Membre du parti Alliance pour la Citoyenneté et le Travail (ACT).

[i] Reste à savoir si ce ne sont pas les processus qu’il faut réinterroger…

[ii] Nous simplifions quelque peu : l’optimisation des ressources est une utilité dérivée de chaque achat ou de chaque somme dépensée qui suppose un rapport qualité-prix basé non seulement sur les coûts/prix d’achat minimum (économie), mais également l’efficience et l’efficacité maximales des dépense.

Leave a Comment