Contribution

Qu’est-ce que c’est qu’un contrat d’affermage de l’eau ?

Le contrat d’affermage est d’origine française et très souvent usité par les multinationales françaises dans le cadre de la réalisation de projets de PPP. Il constitue une forme de délégation de service public. Il a fait son apparition en France depuis très longtemps  (voir Xavier Bezançon « 2000 ans d’histoire du partenariat public-privé », Presses de l’Ecole nationale des ponts et chaussées ».

Le contrat d’affermage entre l’Etat du Sénégal et la SDE (Sénégalaise des Eaux) n’est pas cependant une nouveauté en matière de gestion du service public de l’eau. En effet, entre 1960 et 1971, le service public de distribution de l’eau en milieu urbain était assuré par la Compagnie Générale des Eaux du Sénégal, filiale de la CGE France sur la base d’un contrat d’affermage. Par la suite, le service fut nationalisé en 1971 avec la création de la Société Nationale d’Exploitation des Eaux du Sénégal (SONEES). Il fut dévolu à cette dernière l’exploitation du service public de l’eau et de l’assainissement. Parallèlement, l’Etat prenait en charge le renouvellement du matériel d’exploitation ainsi que la maîtrise d’ouvrage des travaux d’extension et de renouvellement des ouvrages. La situation évolua en 1983 car la SONEES eut bénéficié d’une concession du service public. En 1990, le secteur fut réformé sur la base de l’étude faite par le cabinet Ernest&Young confiée par le gouvernement du Sénégal en accord avec ses partenaires au développement4. Après avoir relevé les limites du cadre institutionnel, l’étude recommande de créer trois sociétés5 : une société de patrimoine (SONES) chargée de la gestion du patrimoine et de la maîtrise d’ouvrage des travaux neufs et de renouvellement ; une société privée (SDE) chargée de l’exploitation (gestion technique et commerciale) et un office public (ONAS) chargé de l’assainissement.

Ce cadre fut amélioré en 1996 après des études supplémentaires, notamment celles réalisées par le cabinet Aquanet et une procédure d’appel d’offres et de choix de partenaires privés. Le scenario qui a été retenu est le suivant6: l’Etat définit la politique globale du secteur et assure la tutelle du secteur par l’intermédiaire des ministères de l’Hydraulique et des Finances; la SONES (Société Nationale des Eaux du Sénégal) est chargée de la gestion du patrimoine, de la maîtrise d’ouvrage des travaux, du renouvellement et de l’extension de l’infrastructure, du contrôle de la qualité de l’exploitation ; la SDE (Sénégalaise des Eaux) société privée est chargée de l’exploitation et l’ONAS (Office National de l’Assainissement) est chargé de l’assainissement. Cette convention d’affermage liant l’Etat du Sénégal à la SDE pour une  période initiale de 10 ans  a été renouvelé plus d’une fois est aujourd’hui remise en compétition.

Un contrat d’affermage est «un contrat par lequel une personne publique (autorité affermante) confie l’exploitation d’un service public, pour une durée déterminée (généralement moins longue que celle d’une concession, du fait de l’absence de capitaux à amortir), à un fermier librement choisi (…). L’Administration finance les frais de premier établissement (le fermier n’avançant que le fond de roulement), et met éventuellement à la disposition de son partenaire les ouvrages nécessaires à l’exécution du service. Le gestionnaire exploite l’activité à ses risques et périls, perçoit directement des redevances sur les usagers, mais doit acquitter un fermage, d’un montant prédéterminé par le contrat, à la personne publique (son bénéfice étant donc égal à la différence entre ces deux sommes). S’il appartient au fermier d’entretenir les ouvrages qui ont été mis à sa disposition, les travaux de renforcement et d’extension sont à la charge de la collectivité affermante” (Renan Le Mestre, Droit du service public, Gualino Editeur, Paris, 2003).

Dans l’affaire opposant la SDE au Ministère de l’Hydraulique et de l’Assainissement, il convient de relever deux choses.

La première est que le MHA semble vouloir confier à un privé une mission qui, à notre avis, ne relève pas de l’affermage. En effet, il a lancé un appel d’offres en deux étapes avec pré-qualification pour la sélection d’un opérateur chargé de la gestion du service public de production et de distribution d’eau en zone urbaine et peri-urbaine au Sénégal. Le fait de transférer au privé des risques de production peut donner au contrat en cause une autre qualification contractuelle pour la raison que dans le cadre de l’affermage, les risques du fermier se limitent uniquement à l’exploitation de l’ouvrage. Or visiblement, l’autorité délégante envisage d’impliquer l’opérateur privé dans la production de l’eau.

Dans le contrat à signer, l’autorité délégante devra bien déterminer les risques revenant au privé pour éviter de se trouver dans une situation préjudiciable à ses propres intérêts et à ceux des usagers.

La deuxième est que l’ARMP use constamment de la notion d’ « autorité contractante » qui est propre aux marchés publics en lieu et place d’ « autorité affermante » ou « concédante » qui devait être employée. Cet usage de la notion d’autorité contractante atteste du réflexe de régulateur des marchés publics de l’ARMP mais surtout de la nécessité de dissocier le cadre juridique des PPP et des marchés publics pour évier les risques de confusion.

Quelle appréciation portez-vous sur la démarche de l’ARMP et la préparation du dossier d’appel d’offres ?

Dans cette affaire, il peut être relevé que l’ARMP s’est particulièrement montrée régulatrice à certains égards au point de faire des faveurs aux parties litigantes que le droit de la commande ne prévoit pas ;

En effet, dans la phase d’instruction, le principe du contradictoire a été scrupuleusement respecté par l’autorité de régulation en demandant par décision n°077/18/ARMP/SUS du 07 novembre 2018 à l’autorité « contractante » les éléments nécessaires à l’instruction ;

Ce que le Ministère de l’Hydraulique et de l’Assainissement (MHA) fit par courrier en date du 12 novembre 2018 en y joignant un mémorandum pour apporter des éléments de réponse sur les griefs soulevés ;

Ces éléments accompagnés du mémorandum ont été transmis à la SDE (Sénégalaise Des Eaux)  pour recueillir ses observations dans un délai de deux semaines ;

A ce niveau, le Comité de Règlement des Différends (CRD) de l’ARMP s’est montré souple en accordant à la SDE un délai supplémentaire de quatre semaines de plus afin de lui permettre d’élaborer sa réponse.

Ce même constat peut aussi être fait pour le MHA dans la phase d’évaluation des offres et d’attribution du contrat. Il a saisi successivement la DCMP (Direction Centrale des Marchés Publics) pour solliciter un allongement de dix (10) jours de la durée d’évaluation puis l’ARMP (Autorité de Régulation des Marchés Publics) pour bénéficier d’une prorogation des délais.

A notre avis et pour le cas d’espèce qui s’avère complexe, ces demandes gracieuses de délais s’avèrent équitables si tant est que les pouvoirs et moyens dont dispose l’autorité « contractante » sont plus importants que ceux du privé d’une part et d’autre part, une décision acceptée de tous passe par la nécessité d’équilibrer, « de réguler » les déséquilibres en présence.

Ces demandes de prorogation montrent toutefois que les procédures de passation des marchés publics ne sont pas adaptées aux DSP d’où la nécessite de séparer les régimes juridiques de ces deux formes de la commande publique.

Les DSP n’ont rien à faire dans les marchés publics. Cela est d’autant plus vrai que l’autorité « contractante » s’est autorisée d’instituer un dialogue compétitif dans la passation en acceptant les offres techniques mises à jour par les trois candidats (SDE, SUEZ et VEOLIA-EAU COMPAGNIE GENERALE DES EAUX).

Ce réajustement du dossier d’offres initial à la suite des commentaires et suggestions symbolisant un dialogue compétitif appelle quelques commentaires.

Légalement, le dialogue compétitif n’est pas prévu par le Code des Marchés Publics pour qu’il puisse avoir lieu en l’espèce.

Toutefois, le recours au dialogue compétitif dans cette affaire autorise à soutenir que le projet envisagé était plus complexe pour le Comité Technique d’Evaluation des Offres (CTEO) et la commission des marchés que les candidats. En effet, c’est à la suite des commentaires et suggestions que le DOA initial a été réajusté. A partir de ce moment, de facto, la procédure de passation  est placée entre les « mains » des candidats en lice. En effet, ils vont soumettre leur offre complète sur la base de leur « propre dossier réajusté ». La marge de manœuvre de l’autorité concédante devient rétrécie en cas de réajustement du DOA par les opérateurs privés. Son pouvoir de direction et de contrôle de la procédure ne sera plus le même que comme avant le dialogue compétitif. Dans ces circonstances, la seule alternative de l’autorité pour éviter de conclure un mauvais contrat c’est d’être doté d’une institution d’expertise forte jouissant des capacités polyvalentes « similaires » à celles du privé.

Ce réajustement est un avertissement pour l’autorité qui doit être prudente dans la phase de conclusion du contrat d’affermage car si c’est Suez qui en sera attributaire définitif, nul ne doute qu’elle dispose d’une expérience de gestion d’eau de plus de deux siècles (voir sur internet les circonstances de la création du Suez).

Nous pensons que l’autorité devra renforcer son expertise en matière de gestion de l’eau en mettant en place une instance de régulation dédiée à l’exploitation de l’eau car l’expérience vécue montre que le système de tarification n’a pas été clair au niveau du consommateur ou du moins bien expliqué. Aussi, il avait été constaté beaucoup de disfonctionnements dans l’exploitation du service avec comme corollaire des communiqués de la SDE mais surtout des facturations quasi constantes.

A défaut de cette instance dédiée, l’ARMP devra assumer toutes ses responsabilités pour réguler ce service public de l’eau sinon elle sera responsable pour carence administrative voir déni de justice. On comprend mal qu’elle tranche le contentieux de la passation du contrat d’affermage et qu’elle se garde de réguler le service public de la distribution et de l’exploitation de l’eau alors que dans le même temps, les DSP relèvent de sa compétence légale. Prétexte ne peut être tiré du fait qu’il devait être mis en place un comité interministériel de régulation. Ce Comité n’a jamais été fonctionnel pendant toute l’existence du contrat  d’affermage entre la SDE et l’Etat du Sénégal. Les usagers étaient laissés à eux-mêmes.

En l’espèce, il est à aussi déplorer le mutisme de l’ARMP sur la qualification des équipements de télé-relevé en biens de retour, bien de reprise ou biens propres. Elle a escamoté cette question cruciale en passant directement et de manière hâtive à la conclusion que le grief tiré du classement inadéquat des biens de télé relevé en bien de reprise est fondé.

 A notre avis, l’ARMP devrait d’abord qualifier les équipements de télé-service en bien propre, ou bien de reprise ou bien de retour avant de donner sa conclusion sur ce point. Pour cela, elle pouvait évaluer l’impact de ces équipements sur le fonctionnement normal du service. Si ceux-ci ne sont pas indispensables au fonctionnement du service, ils sont exclus des biens de retour.

 Mais on constate qu’elle semble même assimiler les biens de retour aux biens de reprise. Ces notions sont entièrement différentes.

Les biens de retour ou « biens affectés d’une clause de retour obligatoire au concédant ». Ce sont des biens meubles et immeubles indispensables à l’exploitation du service public et reviennent de plein droit et gratuitement à la personne publique en fin de contrat (CE, 11 mars 1929, Société des transports en commun de la région toulousaine, Rev. Concessions 1929, p.34 ; CE, 28 novembre 1984, Ministre du budget c/ Société des Autoroutes du Sud de la France, Rec. T.563.)

Les biens de reprise ou « biens affectés d’une clause de reprise facultative du concédant» Ils ne sont pas indispensables à l’exploitation du service et restent la propriété du délégataire pendant toute la durée du contrat. Le délégataire ne peut en être propriétaire qui s’il décide de les racheter à la fin du contrat ( CE, 6 juin 1928, Commune de Barges, Genincourt, et a. Rec. 718 ; CE, 1er février 1929, Société centrale d’énergie électrique, Rec. 133 ; TC, 2 décembre 1968, EDF c/ Dame veuve Faucher et Commune de Port Louis, Rec. 803.)

Les biens propres ne sont pas nécessaires ni indispensables à l’exploitation. Ils restent la propriété exclusive du délégataire à la fin du contrat.

Dans l’affaire opposant la SDE au MHA, le CRD a fait une application curieuse de la consignation car elle l’a confisquée en considérant que la SDE n’a pas obtenu gain de cause sur les griefs relatifs aux non conformités identifiées dans son offre et sur l’irrégularité de la procédure. Selon, le CRD ce sont ces griefs qui commandent la restitution de la consignation. Ce qui est, à notre avis, une contradiction avec la décision rendue par le CRD. En effet, ces griefs allégués n’ont pas été déterminants dans la décision sanctionnant la reprise de l’évaluation et l’annulation de l’attribution provisoire. A partir de ce moment, la consignation devait être restituée à la SDE car ce sont plutôt les points sur lesquels la SDE a eu gain de cause qui ont été prépondérants dans la décision rendue.

Quel est l’impact de ces batailles juridiques sur la distribution de l’eau ?

Vous savez, les candidats qualifiés jouissent tous de la faculté d’exercer des recours devant l’ARMP, en annulation devant la Cour Suprême ou de plein contentieux devant les juridictions de droit commun. Mais tant que le contrat n’est pas attribué définitivement, approuvé et publié, la SDE se trouve dans l’obligation de continuer l’exploitation du service public de l’eau compte tenu de l’avenant signé avec Ministère

Cela signifie que tous les recours de la SDE devant l’ARMP ne mettront pas en péril l’exploitation car le CRD suspendra, en cas de contentieux relatif à la passation, un contrat d’attribution provisoire. Autrement dit, un contrat dont l’exécution ne commence pas encore. A cet effet, il ne pourra pas y avoir d’impact négatif sur la continuité du service public de l’eau

Lorsque maintenant, Suez sera attributaire définitive, la SDE ou Vélio pourra saisir la Chambre administrative d’un recours objectif en annulation de la passation du contrat. C’est à ce niveau où les risques sont plus grands même s’il est avéré que ce recours objectif n’est pas suspensif c’est-à-dire que Suez continue à exploiter normalement en attendant une décision de la juridiction administrative.

Pourquoi un recours en annulation est risqué ? C’est parce que la SDE ou Viola pourra solliciter un référé suspensif ? Si cette procédure préventive est accordée par le juge, Suez sera dans l’obligation du sursoir l’exécution du contrat en attendant la décision sur le fond de la juridiction administrative. Dans ce cas, l’Etat sera dans l’obligation de reprendre personnellement le service ou de faire un avenant à la SDE pour continuer l’exploitation.

Si le référé suspensif est rejeté, Suez continuera l’exploitation. Toutefois, si le contrat est annulé par la Chambre administrative, les parties seront au statu quo ante. Ici également, l’Etat sera dans l’obligation de reprendre personnellement le service ou de faire un avenant à la SDE pour continuer l’exploitation en attendant de lancer une nouvelle procédure d’attribution du contrat d’affermage. Cette dernière hypothèse est très risquée plus pour Suez que pour l’Etat si l’on sait que Suez ne pourra pas réclamer à l’Etat une indemnisation du fait d’une annulation du contrat par la Chambre administrative. Elle a, en effet, pris l’exploitation du service public de l’eau à ses risques et périls.

Quelles sont vos recommandations ?

La première est que l’autorité devra attribuée le contrat à l’offre la mieux disante tout en accordant une importance capitale au prix exploitant. Ce prix doit être à la portée des usagers. Cette offre la mieux distante entrainera  un engagement social du titulaire du contrat vis-à-vis des populations sous forme de responsabilité sociale ou sociétale mais il impliquera également  une création d’emplois et surtout l’investissement du privé sur l’infrastructure de base pour évier les nombreux cas de Keur Momar Sarr.

A lire de près la décision de l’ARMP, ces questions fondamentales de développement durable n’ont pas été discutées. Ce sont plutôt les branchements sociaux qui ont mis en exergue. Ce qui n’est pas une question spéciale car ces branchements exposent plus l’Etat que le privé.

Il est enfin à déplorer l’absence du secteur privé national dans cette compétition. Cela doit nous interpeller tous car il est inconcevable de dire que de l’indépendance à nos jours soit plus de 50, le secteur privé national ne jouit d’aucune expérience dans la gestion et l’exploitation d’eau potable. Il s’agit là d’une responsabilité partagée entre l’Etat et le secteur privé national. Le secteur privé national doit s’organiser en groupement fort (jointes-ventures) pour peser lourd sur la balance et l’Etat devra l’accompagner dans ces projets de PPP.

La deuxième est qu’à mon humble avis, la gestion et l’exploitation de l’eau en zone urbaine et péri-urbaine ne doivent pas être attribuées exclusivement à un seul privé pendant plus d’une décennie. Le contrat devait être compartimenté en zone. Autrement dit, la zone urbaine et péri-urbaine pouvait être divisée en trois sous-zones ou deux sous-zones et que l’Etat accorde un affermage par zone. Il y aurait deux trois privés sur l’ensemble de la zone urbaine et péri-urbaine. Ce qui suscitera une véritable concurrence entre privés avec comme résultat final une réelle satisfaction des besoins en eau de l’usager. Cela exposera aussi moins l’Etat quant aux risques de coupure et de contentieux. Enfin, cette division du contrat d’affermage permettra de contenir l’augmentation de la population.

L’opérateur choisi devra impliquer la société civile dans le système de facturation et bien informer l’usager sur ledit système.

Enfin, l’Etat doit mettre en place une instance de régulation de l’eau où les usagers peuvent se plaindre du système de facturation et de tout disfonctionnement de la gestion et de l’exploitation de l’eau.

Me Aliou SAWARE

Avocat à la Cour

Docteur en droit

Spécialisé en partenariat public-privé (PPP)

iafppp@gmail.com

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