Contribution

Réponse au doyen Alioune Sall sur les langues nationales et l’école

«Les bornes du possible dans les choses morales sont moins étroites que nous ne pensons. Ce sont nos faiblesses, nos vices, nos préjugés, qui les rétrécissent. Les âmes basses ne croient pas aux grands hommes : de vils esclaves sourient d’un air moqueur à ce mot de liberté ». J. J. Rousseau

   En parcourant la contribution de M. Alioune Sall, parue dans la presse en ligne de ce lundi 27 mars 2017, j’ai été surpris par le fatalisme avec lequel il prétend montrer que le choix du français dans l’acquisition des sciences est irréversible. D’emblée M. Sall joue sur l’amalgame entre « enseigner les langues nationales et enseigner dans les langues nationales » pour, paradoxalement, construire davantage un labyrinthe d’amalgames. Est-il besoin de rappeler à M. Sall que la problématique d’enseigner les langues nationales à l’école (comme on y apprend les langues étrangères) est dépassée depuis longtemps ?

Reposer la question de cette façon me semble être un déplacement malhabile de la problématique. Le combat que notre génération doit mener après les travaux de Cheikh Anta Diop et des autres c’est la reconquête de notre souveraineté culturelle par la revalorisation de nos langues. Prétendre que « pour être une langue d’enseignement une langue doit d’abord être une langue de culture… » ce n’est pas insulter nos langues, mais c’est faire preuve d’une funeste ignorance.

   Sans aucun argument scientifique, vous décrétez que nos langues ne sont pas des langues dans lesquelles communiquent les savants et les érudits, des langues dans lesquelles s’expriment et se transmettent la science et la culture. Vous prenez l’effet pour la cause en faisant une affirmation aussi grave : si nos langues ne sont pas des langues dans lesquelles s’expriment des savants et des érudits, ce n’est pas la faute à nos langues.

C’est certainement parce que nos savants et érudits sont aliénés qu’ils ne peuvent pas s’exprimer dans leurs langues. Il est difficile d’être formaté à l’école française et d’avoir les ressources mentales suffisantes pour reconnaître que nos langues ont la même dignité due la langue française. Prétendre que nos langues ne peuvent pas véhiculer un savoir scientifique c’est suggérer que la langue emprisonne la pensée et ne lui offre aucune possibilité de progrès : ce qui est d’une absurdité insoutenable !

  En faisant une affirmation aussi péremptoire vous oublier que les langues auxquelles vous vouez une admiration quasi aveugle sont non seulement remplies d’emprunts linguistiques, mais qu’elles ont connue et connaissent encore une évolution permanente. Le pire est que vous oubliez que le langage humain et le pensée sont intimement liés et, ce qui le prouve c’est que le renouvellement de la pensée s’accompagne toujours d’un renouvellement du langage. La science ne cesse d’enrichir notre vocabulaire : pourtant le langage scientifique est déjà lui-même une épuration du langage ordinaire. Quand vous dites que nos langues sont des langues dominées et qu’elles n’ont pas inventé les mots et les vocables qui expriment le monde moderne, la culture moderne, la science moderne, vous suggérez deux choses radicalement erronées.

   D’abord nos langues ne sont pas dominées car elles n’ont jamais autant fait de percée dans le débat démocratique et dans les émissions radiotélévisées. Vous avez intérêt, sous ce rapport, à vous intéresser à la façon dont l’oralité dans les joutes oratoires des Grecs a contribué à façonner cette langue et à lui donner son éclat d’alors. Savez-vous pourquoi les auteurs de la Pléiade ont produit la Défense et illustration de la langue française ?

Saviez-vous qu’à l’époque, des obscurantistes imbus,  jusqu’à l’ivresse, de la culture antique prétendaient que la langue française n’était pas capable de véhiculer une véritable culture encore moins une science ? Saviez-vous que les préjugés que vous nourrissez à l’endroit de nos langues étaient les mêmes qui, avant que R. Descartes ne publiât son Discours de la méthode (1637) en français, faisaient croire que cette langue ne pouvait pas véhiculer un contenu philosophique ?

   Ensuite c’est fondamentalement nier le génie du Sénégalais que de penser qu’il ne comprend pas que les expressions qu’ils utilisent dans les autres langues peuvent avoir d’équivalents dans leurs langues. Cheikh Anta Dip a traduit le second principe de la thermodynamique en wolof, le Pr Sakhir Thiam a montré que les mathématiques étaient parfaitement concevables en wolof… Une langue n’est pas statique, aucune culture n’est figée : le propre des créations culturelles c’est d’être perfectibles à l’infini.

Quand vous reconnaissez que l’école est le reflet de la société, vous déconstruisez le fondement même de votre argumentaire : car on vous répondra que notre école n’est justement pas le reflet de notre société et il est question de faire de sorte qu’elle le devienne. Nos enfants parlent leur langue maternelle jusqu’à six ans et, brutalement, ils sont arrachés de cet univers culturel pour être plongés dans un univers qu’ils commenceront à explorer à cet âge où le jeune français a fini de maitriser sa langue maternelle. Ce gap qui sépare le petit wolof du petit toubab ne sera jamais comblé sinon ce sera au prix d’efforts et d’une débauche d’énergie qui auraient servi à aller encore plus loin dans l’acquisition du savoir.

    Il y a toujours de nouveaux mots, et une langue qui n’est pas capable de s’enrichir n’en est pas une. Vous oubliez peut-être que la double articulation du langage humain offre une infinité de combinaisons possibles et garantit par conséquent au langage un gisement indéfini de mots et d’expressions. Et quand vous dites que notre libération passera par la langue du colonisateur vous faites fausse route : notre libération passera par l’acquisition du savoir car celui-ci est universel et ce n’est pas le cas de la langue française, pas plus que d’une autre.

Les problèmes que vous évoquez à propos de la crise de l’école n’ont rien à voir avec la question de l’apprentissage dans la langue nationale (car il faudra impérativement en choisir une comme langue officielle) ce sont des problèmes structurels relatifs à une vision borgne et hésitante de l’éducation. Et vous devriez arrêter de dire « enseigner dans nos langues nationales » : c’est un faux débat que vous voulez installer, car il s’agit plutôt d’apprendre dans une de nos langues nationales en l’occurrence le wolof.

    Oumar Foutiwou Tall, El Hadji Malick Sy, Cheikh Amadou Bamba et la plupart des propagateurs de l’islam dans notre pays n’étaient pas wolofs : pourtant ils choisi le wolof pour bâtir leurs daara et bâtir de véritables centres culturels, religieux et économiques ! Ils nous balisé le chemin mais nous nous sommes détournés de leur enseignement dans ce domaine. Et tous ceux qui, à juste titre peut-être, contestent la suprématie géographique et économique du wolof sur les autres langues sont obligés dans leur adresse à la nation de s’exprimer en wolof. On ne peut pas construire une nation solide avec des langues étrangères, cela ne fait que nous entravertir davantage. On ne peut pas, avec autant de légèreté décréter que sans la langue française nous ne pourrons pas connaître de progrès. En faisant une telle affirmation vous ne faites que rabâcher la vieille offense : « la colonisation est un mal nécessaire ».

 Monsieur l’inspecteur, vous manquez de respect à vos compatriotes quand vous vous exclamez : « ne détruisez pas notre école ou ce qu’il en reste pour satisfaire les lubies ou desseins inavoués de je ne sais quel bailleur de fonds ou fournisseur d’aides » ! Comment pouvez-vous être sûr de n’être manipulé par personne au moment où vous suspectez, de façon paranoïaque, vos compatriotes d’être à la solde de bailleurs de fonds ?

Quel bailleur de fonds aurait l’imprudence de financer des hommes et des femmes qui revendiquent une révolution culturelle dont la conséquence ultime serait le recul au niveau local de sa propre langue ? Si les gens se battent pour remplacer le français par le wolof ou par une autre langue locale, ce n’est guère par caprice : c’est parce qu’ils ont compris l’ampleur du désastre psychologique dans lequel la langue française les condamne.

Alassane K. KITANE

Professeur au lycée Serigne Ahmadou Ndack Seck de Thiès

Secrétaire général du mouvement citoyen LABEL-Sénégal

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